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EN EXTREME-ORIENT.

Grande-Bretagne. Il y a plus de choses que les peuples n’en perçoivent eux-mêmes dans les mouvemens qui les rapprochent ou qui les séparent.

Je m’égarai dans la ville, une des plus disparates et des plus brûlantes de l’Extrême-Orient. Elle avait grandi ; elle s’était embellie ; mais c’est toujours une bête tigrée dont une moitié du corps brille au soleil et dont l’autre s’enfonce sous la lourde verdure des Tropiques. Elle n’a point d’âme. Je ressentais, au milieu de cette foule d’Hindous, de Cynghalais, de Malais, d’Arabes, de Chinois, de Javanais, une nausée d’exotisme. Mon angoisse m’éclairait la vanité de ces voyages comme l’approche de la mort doit nous éclairer l’insignifiance de nos plus chers plaisirs. Et puis, à les regarder trop longtemps, les belles mares aux reflets diaprés vous donnent la nostalgie d’une goutte d’eau limpide et incolore. J’enviai ceux qui n’ont jamais quitté leur petite ville. Ici, rien ne me relie à ces êtres que rien ne relie entre eux.

Chemin faisant, j’appris que le Katori Maru, qui devait repartir le lendemain pour Malacca et Penang, était retardé à cause du fret ou par mesure de prudence. L’idée de recommencer ma promenade à travers les marchés chinois et les quartiers hindous me décida à prendre le soir même le train de Malacca. Je ne connaissais pas cette vieille ville morte, le premier établissement de l’Europe dans la péninsule malaise ; et j’espérais y trouver, loin des bruits de Singapore, l’accueil du silence et l’image apaisante des choses rendues immuables par leur absence de vie.

Je partis au crépuscule, si l’on peut nommer ainsi l’agonie rapide de la lumière tropicale. Le chemin de fer courait au milieu des bois et des plantations de caoutchouc qui s’étendent au nord de la petite île de Singapore. Puis nous traversâmes le bras de mer, comme un fleuve entre deux forêts, jusqu’aux États du Sultan de Djohore. Peu de voyageurs anglais remontèrent dans le train ; mais le wagon-restaurant était si parfumé par la présence de quelques dames chinoises que le pain même avait goût de rose et d’encens. Nous fûmes à Malacca avant la pointe du jour. La ville ne possède pas d’hôtel. Il n’y a que deux Resthouse, autrement dit des maisons que le gouver-