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échappe au regard du vulgaire ; et toujours il s’est esquivé trop vite. Son bizarre génie ne médite pas. En Prusse et dans cette relation de son séjour à Berlin, sous le règne de l’homme qui a constitué la puissance prussienne, il avait à examiner les préludes de cette puissance, à deviner au moins un peu d’avenir et à s’inquiéter, ne fût-il pas prophète. Rosbach suffisait à l’avertir. Mais Rosbach ne l’a point ému, non, pas plus que ne l’intéressent les « quelques arpens de neige » pour lesquels la France fut en guerre l’an 1756. Que lui importe ? Cependant, il a été mêlé à de graves négociations presque diplomatiques : il ne les a pas prises gravement. Pourquoi ? Ah ! lisez-le : « Toutes les commodités de la vie, en ameublemens, en équipages, en bonne chère, se trouvent dans mes deux maisons ; une société douce et de gens d’esprit remplit les momens que l’étude et le soin de ma santé me laissent... » Là-dessus, il s’arrête volontiers ; et un certain égoïsme est le malheur de la plus belle intelligence : on n’aime que soi et, le reste, on l’aperçoit, fût-ce avec génie, comme par mégarde.

Ce qui sauve néanmoins ces Mémoires d’offenser trop le lecteur, en même temps qu’ils l’amusent, c’est, à mon gré, une coïncidence : l’esprit de Voltaire et l’esprit de la France, en querelle avec les Germains, se confondent de telle sorte que la suprématie de Voltaire tourne au contentement de notre orgueil. Quoi qu’il en soit de Frédéric II et de sa juste renommée, il apparaît ici comme le héros de la prime Allemagne, un barbare hier et qui se met, non sans effort, non sans gaucherie, à l’école de la civilisation : c’est à l’école de la France. Il ne réussit pas très facilement à devenir le bon élève de Voltaire. Et Voltaire a le dos à peine tourné que le disciple recommence à n’être qu’un fils de « Vandale ou d’Ostrogoth. » Et Voltaire, qui en pâtit, le raille avec une impertinence jolie. C’est bien. Voltaire qui, dans le récit des batailles, montre fort peu de sentiment national, se redresse et vous a un excellent air de fierté, quand il s’agit de la pensée, de la conversation, de l’art et du goût : ce n’est pas à lui qu’on eût fait croire que la « kultur » était là-bas ; et, à cette prétention des barbares, il a répondu par avance et pour jamais, évasivement et avec le meilleur dédain. Son tort est d’avoir négligé les menaces de la barbarie et les moyens de préserver le plus beau royaume sous le ciel, celui de l’intelligence aimable.


ANDRE BEAUNIER.