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EN EXTREME-ORIENT.

Charleroi a été perdu ! — Les troupes anglaises sont engagées ! — Charleroi a été repris ! — La bataille progresse ! — Les Français sont ramenés à leur frontière ! Nous revînmes de bonne heure au paquebot pour échapper à ces pierres ardentes et à ces cris. Là, nous interrogions les cartes sur la destinée de nos troupes. De toutes ces villes, bourgs, villages, vallées, quels sont ceux dont les noms vont entrer dans l’histoire ? Hier ils ne parlaient qu’au cœur des gens qui y étaient nés, des hôtes qui y avaient vécu quelques minutes douloureuses ou charmantes. Demain, leur nom seul gonflera d’orgueil ou noiera d’amertume des millions d’âmes.

Je n’avais jamais vu, pendant mes longs voyages sur mer, moins de beaux couchers de soleil et plus de nuits uniformément obscures. On ne le regrettait pas : sans demander à la nature de s’intéresser à nos tourmens, il y a des périodes de notre vie où le calme de ses splendeurs nous blesse comme une cruauté. Mais, le soir, les grands ports y suppléaient par les gerbes de leurs projecteurs. Nous étions entourés d’une zone de lumière : les vagues y ruisselaient en fontaines magiques, et les plus humbles voiles, dans l’instant qu’elles la traversaient, devenaient des apparitions d’azur et d’or. La beauté de cette fantasmagorie, qui nous était une protection, ne troublait point le cours de nos pensées.

Elles étaient toutes tendues vers le coin de terre lointain où, à cette heure même, des milliers et des milliers d’êtres de notre race, de notre sang, mouraient pour que nous pussions vivre. Heureux ceux qui, n’y étant pas, étaient du moins représentés par quelques-uns des leurs, et qui, ajoutant à l’angoisse commune leurs inquiétudes personnelles, souffraient davantage pour la patrie ! On me demandait : « Avez-vous des frères et des fils à l’armée ? — Non, je n’ai personne. » Mon cœur protestait : « Je n’ai ni fils ni frère ; mais j’ai tous les jeunes gens que j’eus comme élèves. » Cette jeunesse de France, qui se préparait à l’École Normale, avait bien changé depuis six ou sept ans. Elle se détachait chaque jour des théories humanitaires dont ses aînés avaient, pendant quelque temps, nourri ce désir d’idéal romantique qui correspond dans les esprits mâles au rêve de l’amour romanesque chez les jeunes filles. Je me rap-