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méditerranéennes, — c’est l’Afrique du Nord, l’Afrique romaine et gréco-latine. Je laisse à d’autres les pays nègres.

Je l’ai choisie de préférence à l’Italie et à l’Espagne, parce que c’est une terre de très jeune et de très ancienne civilisation, une sorte de carrefour des peuples, où la concurrence stimule les énergies, où déjà se forme une race de maîtres, en face d’une vieille race asservie, qui maintient avec une sombre obstination l’intégrité de son caractère. Le milieu est rude, la vie est dure, pour peu qu’on s’éloigne des villes du littoral. Là, tout est à créer. Le fils de famille n’y trouve point la table mise. Il faut y reconquérir sa place au soleil, soit par les armes, soit par la charrue. Sans cesse en contact avec le barbare, le civilisé amolli par le bien-être, affiné par une culture morale ou intellectuelle trop négligente des réalités, y sent la nécessité de se rebarbariser pour s’adapter à son nouveau milieu. Il y reprend le sens de l’ennemi, qu’une sécurité toujours provisoire lui avait fait perdre. Certes, malgré sa rudesse acquise, le colon n’est point, ni ne doit être un barbare. Au contraire, en face de la barbarie, il se sent l’envoyé de la civilisation, et il en est fier. Il ne s’agit pour lui que d’être capable de lutter avec le Barbare et de le vaincre par ses propres armes. Il se rebarbarise en ce sens qu’il connaît l’âme barbare, ses violences et ses ruses, qu’il peut vivre de sa vie, qu’il s’est fait des muscles aussi forts, une volonté aussi ferme que le Barbare.

Aller plus loin serait tomber dans l’erreur de Nietzsche, qui admet des retours momentanés et voulus de la barbarie. C’est un jeu périlleux. On ne fait pas à la barbarie sa part. L’homme qui, de sang-froid et par principe, commet une atrocité, ne joue point un rôle : il est réellement atroce dans son cœur et son âme. Si, au cours de la guerre actuelle, les armées allemandes se laissent aller si facilement à des actes de cruauté bestiale [1], il est bien possible que ce soit par quelque dilettantisme ignoble, mais c’est surtout parce que la brute primitive

  1. On ne trouve pas de termes assez forts pour flétrir cette abjection. Quand on lit l’article que nous publions sur la Belgique martyre, résumé fait par un écrivain belge de l’enquête officielle poursuivie par son gouvernement, en présence de tant de faits monstrueux, on frémit d’une colère et d’un mépris sans nom. Et ce ne sont pas là des fantaisies isolées dues à l’imagination d’un Prussien sadique ; cela s’exécute en service commandé : c’est un mot d’ordre donné par le haut commandement. L’Allemand, tel qu’il se révèle en ce moment à nous, n’est pas seulement l’ennemi du genre humain, qu’il faut traquer et écraser dans l’intérêt commun, mais l’être dégradé, dont on se détourne avec dégoût.