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entière entrât à Paris. Thiers objectait des troubles, des révoltes, qui sait ? un attentat contre le Roi lui-même. « Gardez-vous bien de répéter cela ! observa vivement M. de Bismarck. Ce serait tout faire échouer. Le Roi de Prusse ne craint ni un coup de pistolet, ni un coup de fusil. Il veut être seul et le premier à cheval, en tête de ses troupes, pour prouver à tous que rien ne lui fait peur. Les soldats prussiens et leurs camarades, qui ont tous souffert de cette guerre interminable, en font pour eux-mêmes un point d’honneur... — Que répondrai-je à ces braves, ajouta Bismarck, si l’un d’eux me dit : « Vous n’avez rien souffert, vous, dans votre personne, mais nous qui avons été blessés et qui avons subi tant de périls et de privations, vous nous avez refusé une joie que Napoléon a donnée à ses troupes ! » Non, ce serait une honte pour moi, et, encore une fois, le Roi, les princes et les chefs ne l’accepteraient pas. » M. Thiers n’insista pas sur ce point, comptant bien y revenir, puis il demanda quel serait le chiffre de l’indemnité de guerre.

« — J’avais voulu en novembre quatre milliards, répondit le chancelier ; maintenant, il nous en faut au moins six. — C’est impossible ! C’est trop, c’est beaucoup trop ! objecta M. Thiers. — Allons ! allons, fit Bismarck, vous êtes encore très riches ! Et Bleischrœder, qui connait bien vos ressources, avait conseillé de Vous demander dix et douze milliards. Henckel de Donnersmarck allait plus loin. Quinze milliards ne lui semblaient pas exagérés. Moi, je me contenterai de six milliards. — Si vous nous demandez l’impossible, dit M. Thiers, je me retirerai. Vous ferez ce que vous voudrez. Vous gouvernerez la France vous-même, et la France, dans une dernière convulsion, vous fera un mal horrible... l’Europe verra de quel côté est le droit. — L’Europe ! L’Europe ! dit avec un mauvais sourire le chancelier, n’en parlez pas !... A demain les affaires sérieuses, si vous le voulez bien. » La discussion fut renvoyée au mercredi 22.

M. Thiers revint à Versailles ce jour-là et demanda avoir l’Empereur. Sur son entrevue avec le vieux monarque, qu’il n’avait pas rencontré depuis l’année 1851, il fit quelques rapides confidences aux membres du second Bureau. L’entretien avait été assez long et avait roulé en grande partie sur l’entrée des Prussiens à Paris. M. Thiers renouvela ses craintes au sujet d’une révolte possible et de la mise à sac de la ville par l’armée allemande.