Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les exigences de notre ennemi ! — C’est vrai, remarqua M. de Saisy dont je reconnus la forte voix. Comment, en effet, avez-vous pu conserver Belfort ? — Je l’ai arraché avec mon désespoir ! cria M. Thiers, et il se produisit alors dans le Bureau un mouvement sensationnel qui fut suivi d’un profond silence.

Ce mots : « Je l’ai arraché avec mon désespoir ! » étaient la réalité même. Mais ce n’était pas tout. Et M. Thiers, faisant rapidement l’historique de ses négociations à Versailles, confia à ses collègues que le grand État-major prussien avait, sur une carte de notre pays, tracé un liséré bleu qui comprenait bien autre chose que la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Cette carte allait d’ailleurs être remise à la Commission spéciale des préliminaires. Je l’ai publiée quarante ans plus tard, dans mon livre sur les Causes et les responsabilités de la Guerre de 1870. Elle était restée inédite et pour ainsi dire inconnue. Il y a là un surcroît d’honneur pour la mémoire de M. Thiers, car cette carte prouve que le chef du Pouvoir exécutif a non seulement sauvé Belfort et la trouée des Vosges, mais encore Briey, Longuyon, Nancy, tout le bassin minier si riche, si envié aujourd’hui de nos voisins, bassin que les pangermanistes réclamaient avant la guerre actuelle, disant que les vainqueurs de 1870 avaient eu tort de s’incliner à cet égard devant l’opposition de M. Thiers.

Au cours de cette soirée dramatique, j’appris que le comte de Bismarck n’accordait d’abord que quarante-huit heures pour négocier et pour voter les préliminaires. Il déclarait qu’il fallait accepter les exigences de la Prusse les yeux fermés, car le vaincu, — tel que nous l’étions, — devait être à la merci du vainqueur. Il évoquait le passé... Il rappelait les conditions léonines de Napoléon Ier en 1806 et les duretés implacables de Davoust à Berlin. D’ailleurs, il n’était pas le maître de la situation. L’Etat-major lui avait déjà cruellement reproché sa faiblesse à Nikolsbourg. Il avait eu-tort de ménager l’Autriche, et les grands chefs de l’Armée ne le lui avaient jamais pardonné. C’est ainsi que, se rendant au quartier général au début de la guerre, il avait entendu l’un d’eux, le comte de Podbielski, dire à Roon, — -sans soupçonner qu’il était entendu, — que cette fois cela ne se passerait pas comme pour le traité de Prague. Le Roi et la Cour étaient contre lui, et leurs exigences semblaient inexorables. Il fallait que l’armée assiégeante tout