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l’est pas. Les objets inutilisables, — pour le vainqueur, — sont détruits, comme à T., où, dévalisant le couvent qui les nourrit, les hôtes reconnaissans enlèvent dans les salles d’école les ardoises, les cahiers, les buvards des enfans pauvres, en font des tas qu’ils brûlent ou couvrent d’ordures. De longs trains chargés de caisses soigneusement clouées partent pour l’Allemagne, cadeaux individuels ou butin officiel de l’Empire. Ces objets volés, — le goût pour les pianos, remarquons-le, a succédé au goût pour les pendules, — réjouiront les Gretchen aux yeux bleus, ou, négociés, enrichiront les caisses de l’État : les journaux de Cologne n’annonçaient-ils pas, il y a peu de jours, la vente publique, sur une des places de la ville, des étalons de prix ravis dans nos fermes à nos éleveurs ? Les pillards ne sont pas des soldats désobéissans ; ce sont de bons serviteurs. Ils agissent même parfois à contre-cœur. Le fantassin Klein, dont le carnet de route est sous mes yeux, termine le récit de sa participation au pillage organisé de Louvain par ces mots de dégoût : « Cette journée m’inspire un mépris que je ne saurais décrire. » Et un autre soldat, à W., apporte de l’argent à une religieuse en lui disant : « Voici, ma Sœur, pour vos bonnes œuvres… Ne me méprisez pas. Je suis obligé de piller, mais je ne suis pas un voleur ! » Pour chasser ces scrupules possibles, on leur fait commencer d’ordinaire l’ouvrage par la cave : l’excitation leur donnera plus d’entrain !

Les officiers supérieurs, que l’on pourrait croire plus discrets, ne répugnent pas au pillage. Ils le font exécuter sous leurs yeux, pour leur compte, avec cynisme et tranquillité. Ils ne sont pas moins que les officiers inférieurs, les barbares que les produits d’une civilisation plus fine émerveillent, et qui empilent pêle-mêle dans des caisses les argenteries, les chromos, les toilettes de bal et les draps de lit ! C’est le duc de Gronau qui préside, au mois d’août, après l’occupation paisible par son état-major du château de Villers-Notre-Dame, à l’enlèvement de cent-quarante-six couverts, de deux cent trente-six cuillers de vermeil, de trois montres en or, de neuf livrets de caisse d’épargne, de quinze cents bouteilles de vin, de soixante-deux poules, de trente-deux canards, de nombreuses robes de soirée, d’œuvres d’art et d’une grande quantité de linge d’enfant ! C’est Son Altesse Impériale et Royale, le prince Eitel Fritz, propre fils de l’Empereur, qui, ayant séjourné une huitaine de jours