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CHATEAUBRIAND
EN ORIENT

« Et moi, vieux voyageur… » aimait-il à soupirer avec plus encore d’admiration pour lui-même que de mélancolie ou d’attendrissement ! Il avait raison. Ne séparons point ses voyages de ses poésies et de ses romans : il y a mis tant de lui-même ! I On nous l’a fait bien voir. Naguère, devant la critique spirituellement inexorable de M. Joseph Bédier, le voyage en Amérique a failli se dissoudre en rêves : « la grande voix » du Meschacébé a dû se taire, « les ours enivrés de raisins » sont tombés des branches de leurs ormeaux, et « la vierge des dernières amours » est rentrée dans le silence de la nuit ; cette exploration au merveilleux pays des Natchez s’est réduite à une excursion au Canada ; et, pour visiter les Florides, il n’est plus resté, assis devant sa table, qu’un poète, c’est-à-dire un créateur, dont l’imagination prolongeait à sa guise les humbles livres qu’il avait sous les yeux et se faisait pour lui-même un monde enchanté. Le voyage en Orient parait offrir d’abord une prose plus résistante : l’Itinéraire, journal sans prétention, a un titre rassurant ; et le lecteur prend confiance à suivre ce voyageur précis, voire un peu sec, qui le conduit, presque jour à jour, d’étape en étape. Rendons-lui donc une première justice : il n’a pas tout inventé. Il est bien monté sur l’Acropole, il a bu de l’eau du Jourdain, il s’est assis aux pieds des Pyramides. Mais un poète porte partout sa fantaisie, et Chateaubriand sa désinvolture. Cet homme a trop méprisé l’humanité, pour ne pas mépriser un peu les choses. Il faut qu’elles se soumettent à son