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Les amateurs de promenades vont parfois à Lormont, dont l’accès cependant n’est pas rendu très facile ni très agréable. J’y ai retrouvé les vieux bateaux de 1871 où l’on est serré à la façon des harengs dans les caques du port. Le soir, il y a foule sur les grands cours de Bordeaux, où de nombreuses lumières électriques, des tableaux-réclames aux feux variés, l’illumination des grands cafés donnent l’illusion de nos boulevards, de la Madeleine aux Capucines. On n’a pas trop la sensation d’être en plein élément méridional, car si l’on y entend l’accent bordelais avec toutes ses voyelles et toutes ses consonnes, on n’est plus choqué par une exubérance qui, jadis fatigante et presque insupportable, s’est peu à peu apaisée.

Au Jardin Public, admirablement entretenu et célèbre par ses fleurs, ses pelouses, son lac et ses magnolias, on rencontre des femmes élégantes et de bien jolis enfans. Le type bordelais avec ses yeux de feu, son teint mat, ses brillans et abondans cheveux noirs, la régularité et le charme de ses traits, est fort beau. Il y a ici, en ce moment encore, des réunions de femmes gracieuses, très bien, j’allais dire trop bien habillées. Ces jupes, ces corsages, ces manteaux à la dernière mode, ces toques ou petits chapeaux ronds coquets, ces décolletages hardis sont bien mondains en ce temps d’épreuves. Le luxe s’étale si fort que l’excellent curé d’une des plus grandes paroisses de la ville a dû exhorter son auditoire féminin à y prendre garde et le prévenir qu’il était décidé, comme pasteur soucieux de sa mission et de ses devoirs, à ne pas recevoir à la Table sainte des dames d’une tenue qui ne serait pas en rapport avec la sainteté du sanctuaire. Il y a là, en effet, un contraste pénible avec la désolation qu’amènent tant de calamités et avec les deuils cruels imposés par une guerre formidable, qui dure déjà depuis trois longs mois. A côté de robes frivoles et de costumes attrayans, que de jupes noires et que de chapeaux de crêpe, que de châles de laine noire et que de grands voiles qu’on voit passer et qu’on frôle avec émotion ! Il est à désirer que ces sages avertissemens soient écoulés dans l’intérêt du bon renom français…

Il est bien à souhaiter aussi que les porteurs de fausses nouvelles, qui agissent par un besoin maladif de propager quelque chose de neuf et de sensationnel, ou par une étourderie qui est ici coupable, mettent un terme à leurs funestes bavardages., Quant à ceux, — il y en a, — qui vont dans la ville et surtout