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doctrine n’aurait eu sur l’âme nationale une prise assez profonde pour y prévaloir contre des habitudes millénaires d’obéissance à la double autorité des hommes et de Dieu. En vain Treitschke aurait prêché à ses compatriotes que leur qualité d’Allemands leur conférait des droits et des privilèges spéciaux ; en vain Nietzsche leur aurait insinué que, par-delà les limites 6urannées « du bien et du mal, » leur unique devoir était d’affermir leurs cœurs dans la « dureté » et le dédain des « faibles : » jamais les préceptes théoriques de ces deux autres maîtres n’auraient agi sur l’âme allemande ainsi qu’ils l’ont fait, si déjà l’exemple inoubliable du « Chancelier de fer » n’avait préparé le peuple à l’idée d’un « surhomme » allemand, n’admettant d’autre droit que celui de la force, et attestant sa force par son manque absolu de pitié pour le faible.

Mais au-dessous de ce maître par excellence, dont la vivante leçon continue, aujourd’hui encore, à dominer toutes les autres, il est sûr que l’Allemagne d’à présent doit beaucoup aussi de son âme nouvelle à l’enseignement « doctrinal » de Treitschke et de Nietzsche. On nous a bien dit que ce dernier avait trop expressément témoigné à ses compatriotes son mépris et sa haine pour qu’on puisse le soupçonner d’avoir exercé sur eux une action réelle ; et, en fait, je suis prêt à admettre que les Allemands n’ont pas saisi autant que tels lecteurs étrangers la saveur et le parfum intimes d’une œuvre où dominaient à ce point les inspirations du dehors. Mais quand donc avons-nous vu que l’œuvre d’un philosophe eût besoin d’être goûtée, ou même d’être lue, pour porter ses fruits à l’entour de soi ? De la philosophie de Nietzsche, comme de celles de Spinoza et de Kant, de Schopenhauer et de Darwin, se sont dégagés spontanément deux ou trois grands principes, — sauf pour eux à recevoir, dès lors, une signification qui n’était pas exactement celle qu’ils avaient aux yeux du philosophe lui-même. Bientôt l’Allemagne entière a su qu’un fameux écrivain de sa race, non content de proclamer à son tour la déchéance de l’esprit chrétien, s’était enhardi à condamner, du même coup, l’ancienne distinction du bien et du mal, ou plutôt que, d’après cet écrivain, la distinction [ordinaire du bien et du mal ne valait point pour certains individus, — ou certaines nations, — d’espèce supérieure. On a su, en outre, que cet illustre penseur allemand conseillait à l’homme fort d’être « dur, » et tenait la pitié pour un signe de « faiblesse. » A cela s’est borné, je crois bien, ce que la race allemande a connu et gardé de la doctrine de Nietzsche : mais comment-ne pas constater que, tout au long de la guerre présente, et depuis la