Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/804

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nommé Pfeiffer, s’attardait volontiers le soir au cabaret avec le père, — assez intempérant, on le sait, — de son élève. Vers minuit, les deux compagnons rentraient ensemble. On réveillait Ludwig, on le poussait au piano et la leçon nocturne se prolongeait alors jusqu’au matin. Souvent aussi le gamin devait se faire entendre à des « connaisseurs ; » mais aucun éloge ne semblait émouvoir ou seulement flatter l’enfant sauvage. Cette sauvagerie devait s’accroître avec l’âge et surtout avec l’infirmité. Peu de temps avant la mort de sa mère, en 1787 (il avait dix-sept ans), Beethoven commença de reconnaître, — de loin encore, — les premières atteintes de son mal. Un soir, dans une maison amie, une jeune fille racontait des histoires à des enfans. Le jeune homme écoutait, les coudes sur ses genoux et le front dans ses mains. Il écoutait, mais il interrompait à chaque instant : « Comment ? Quoi ? Qu’a-t-elle dit ? » Si bien qu’un des assistans finit par s’écrier : « Ah ! çà, mon garçon, tu es donc fou ? ou sourd ? » Cette fois, hélas ! Beethoven entendit et, le reste de la soirée, demeura silencieux.

C’est beau, pourtant ! » disait à son père le petit improvisateur. Tous ceux auxquels il fut donné d’entendre Beethoven assurent que ses plus belles œuvres sont moins belles que ne l’étaient ses improvisations. Les deux volumes que nous venons de lire portent à chaque page une preuve et comme une trace, lumineuse et chaude encore, de ses prodigieuses « fantaisies. » A l’âge de vingt-deux ans, il éblouissait littéralement un de ses maîtres par le feu jaillissant de son âme et de ses doigts. Un pianiste réputé s’écriait alors : « Je n’oublierai jamais la journée d’hier. Le diable est dans ce garçon-là, je n’ai jamais entendu jouer ainsi. Il a improvisé sur un thème que je lui ai donné, comme jamais n’improvisa Mozart… C’est un jeune homme petit, laid, noir, peu avenant, il s’appelle Beethoven. » Tout cela n’empêchait pas Beethoven de déplorer l’insuffisance de son éducation première et de sa technique d’exécutant. « Cependant, ajoutait-il, j’étais doué pour la musique. » Plus avancé dans la vie, comme on lui parlait de sa gloire : « Quelle folie ! je n’y ai jamais pensé. Jamais je n’ai travaillé pour la renommée Ce que j’ai dans le cœur doit en sortir, et c’est cela que j’écris. » C’est cela aussi qu’il jouait, sans l’écrire, et qui souvent arrachait à ses auditeurs des larmes, voire des sanglots. Mais lui, l’improvisation achevée, éclatait de rire et, se moquant des assistans, leur criait : « Vous n’êtes que des fous ! » ou encore : « Que voulez-vous qu’on fasse avec de pareils enfans gâtés ! »

Une poésie de Schiller a pour titre : « Laura au piano. » Beethoven au piano pourrait en inspirer plus d’une. Un soir, chez des amis, il