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peu plus tard, il écrit : « Otahiti ! que tes femmes sont belles et que tes hommes sont doux ! Depuis que tu es connue, le soleil se couche plus beau sur les montagnes de l’Europe. Qui peut le voir descendre sous l’horizon sans avoir le cœur réjoui par cette pensée : il se lève pour Otahiti ? » C’est la première esquisse d’un couplet que Joubert a maintes fois repris ; et, mieux, c’est le refrain de son enchantement.

Tout le secret de la navigation, qui lui est révélé, l’amuse ; et le changement des conditions de la vie le divertit : « C’est dans le ciel que le vaisseau trace sa route aux ïeux du pilote… Et, pour connaître son chemin, il faut le lire dans les astres. Pour se conduire, le nocher ne doit pas regarder à ses pieds, mais sur sa tête. » Alors, lui aussi regarde au ciel : « Étoile de Vénus ! c’est toi qui causas les premiers voyages : aussi ai-je appris à te connaître et à te distinguer dans le ciel… » Il se rappelle Chappe d’Auteroche, cet astronome : « Il partit de notre observatoire pour suivre ton cours jusqu’aux champs glacés de Tolbosk : il arriva portant la mort dans son sein : il te regarda, te vit, calcula tes phases et tes apparences, écrivit la découverte et mourut en te regardant encore du lit de feuilles où les sauvages l’avoient couché. Il mourut, il expira satisfait d’avoir prolongé jusques là sa carrière et de n’être pas mort une heure trop tôt… » Les Ohatitiens dont parle Cook, autant d’amis pour Joubert : « Je connois Oberéa Maani, Teïna-May, et Touno qui n’étoit pas belle, mais dont la bonté n’eut point d’égale. Je connois Putatow, Toubouraï Tamaïdé, N. N., et surtout Towha. Informez-vous de leur sort et sçachez s’ils vivent encore, ô vous qui séjournes dans ces belles contrées au moment où je parle. Puisse être heureux votre retour… » La pensée qu’il y ait là-bas des voyageurs, à profiter du radieux séjour, l’induit en quelque jalousie : « Hélas ! je n’ai jamais vu la mer, pas même du rivage… » Et puis : « Hélas ! je ne sçais pas bien parler de choses que je n’ai pas vues… » Cet empêchement le désole, lui casanier, lui enfermé, qui rêve à tant d’espace et aux impossibles voyages, dans sa petite chambre d’hôtel meublé, à Paris. C’est l’hiver. Il consigne sur le même carnet que décorent les féeries de la navigation, ses dépenses du mois de novembre : les plus grosses sont pour le marchand de bois ; et il y a quatre livres douze sols « pour des chaufferettes, » ô médiocre vie quotidienne du casanier !… Mais la pensée d’Otahiti lui est une fête illusoire :