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complaisamment le fort de Nogent-l’Abbesse, d’où les batteries allemandes tirent, à cinq kilomètres, et ne manque point d’ajouter qu’à cette distance, les autos se repèrent facilement, surtout sur une route où ne passe presque personne. Je remarque que le soldat qui est au volant incline, à chaque bifurcation, vers les chemins qui nous éloigneraient de la zone peu sûre ; mais l’ordre est chaque fois le même : toujours tout droit. Pendant quelques kilomètres, nous marchons entre les batteries allemandes et les batteries françaises qui tirent sur notre gauche, tout près de nous. Mais le ronflement du moteur, lancé à plus de soixante-dix à l’heure, est si fort que nous voyons les détonations et ne les entendons pas. Je pense à ce curieux chapitre du Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, où l’un des personnages a l’étrange sensation de voir le tocsin sans l’entendre : Aures habet et non audiet

Mais sans doute le danger finit-il par avoir une certaine attirance ; quand nous entrons dans Reims, j’ai comme le regret de me savoir maintenant en sûreté. Aujourd’hui, en effet, les obus ne tombent que sur le faubourg Cérès et la population qui circule dans les rues ne prête même pas l’oreille au bruit des explosions.

J’ai hâte d’arriver devant la cathédrale.- La voici. Voici l’illustre martyre, que Charles VIII proclamait déjà « noble entre toutes les églises du royaume » et qui vit s’agenouiller les plus grands de nos rois et la bergère plus grande qu’eux. La Révolution même l’avait respectée, n’y faisant que d’insignifiantes mutilations. Pour porter des mains sacrilèges sur ce sanctuaire trois fois sacré, par la foi, l’art et l’histoire, il fallait les soldats de celui qui prétend agir au nom de Dieu.

Toujours debout, elle est peut-être plus belle que jamais, sous les outrages de l’ennemi. Elle a pris je ne sais quelle grandeur tragique, comme ces chênes séculaires que la foudre souvent frappa sans les abattre. Si l’on pouvait la conserver ainsi sans danger, quel témoignage, devant l’univers ! Malheureusement, les ravages causés par l’incendie amèneraient sa perte totale, si les architectes ne prenaient pas d’urgence les mesures nécessaires. Ce qui est irréparable, ce sont les statues détruites par le bombardement ou tellement léchées par les flammes qu’elles s’écaillent déjà et s’effritent ; aux prochains gels, elles tomberont en miettes. Et nul ne rendra la vie à ces délicieuses figures dont quelques-unes, depuis le XIIIe siècle,