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dont un des fossés est déchiqueté comme un damier. Dans leur impatience de se battre, nos soldats furent imprudens et se risquèrent trop tôt hors du bois. Ils se trouvèrent pris entre les feux à bout portant de l’ennemi et ceux de notre artillerie qui, par-dessus le bois, tirait sur les premières lignes allemandes. Dans un champ, il y eut un terrible corps à corps dont les traces sont encore visibles un mois après : j’y trouve côte à côte des paquets de cartouches, des éclats d’obus, des sacs et des fusils, des casques et des képis. Le 73e de Béthune et le 127e de Valenciennes se battirent comme des lions et emportèrent la position. C’est dans ce combat d’Esternay que fut tué le jeune comte de Moltke ; enterré près du village, des gens tout à fait dignes de foi m’ont affirmé qu’il fut, plusieurs jours après, déterré pendant la nuit et emporté par une automobile mystérieuse.

D’Esternay à Sézanne, le chemin est magnifique sous les légers branchages des peupliers d’où tombe la pluie dorée des feuilles mortes. Combien ces arbres sont plus élégans que les peupliers d’Italie qui bordent les routes du midi ! Devant moi, des compagnies de perdreaux se lèvent d’un vol tranquille et vont se poser dans les vignes à flanc de coteau. Jamais je n’ai mieux goûté la beauté de la nature. Ces campagnes me deviennent plus chères d’avoir été profanées par l’ennemi. Des vers de Le Cardonnel me viennent aux lèvres :


Dans sa limpidité la lumière d’octobre,
S’épandant de l’azur, emplit l’air allégé ;
Elle baigne d’un or harmonieux et sobre
Les champs où l’on a vendangé.


Plus heureuse qu’en 1814, où elle fut dévastée par les Russes, la petite ville de Sézanne savoure encore la joie de n’avoir point été occupée par les Allemands. Elle sommeille à l’ombre de sa belle et curieuse église, où le gothique se meurt, étouffé par l’exubérance de la Renaissance. Mais, de la terrasse qui limite en quelque sorte la falaise de l’Ile-de-France au-dessus de la grande plaine champenoise, elle put assister à la phase centrale de la bataille de la Marne ; car c’est d’ici que s’élancèrent les divisions du général Foch contre la garde prussienne qu’elles décimèrent dans les marais de Saint-Gond.

Mieux qu’à Esternay, je me rends compte de ce que fut