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pour ma part, je ne suis pas encore tout à fait parvenu à m’expliquer.

Je jure qu’avant ces derniers temps, j’ignorais complètement son œuvre, ou je ne la connaissais que par de vagues ouï-dire. Voilà douze ans, j’essayai de lire Zarathoustra. Dès la première page, je refermai le livre, arrêté par les broussailles de cette mauvaise prose allemande. L’indigeste volume a dormi jusqu’à présent sur les rayons de ma bibliothèque. Mais, dès que je l’eus ouvert, avec la volonté d’en avoir le cœur net, la conviction s’imposa à mon esprit que l’ignoble guerre allemande d’aujourd’hui, dans son inspiration et ses tendances, est sortie de ce livre et de ses pareils. S’il vivait encore, Nietzsche pourrait dire, en toute vérité : « C’est ma guerre. »

Comment nos gens n’en ont-ils rien soupçonné, voilà qui me passe. Je ne connais pas de plus bel exemple de la dépravation intellectuelle qui, naguère encore, sévissait chez nous. (Espérons que, maintenant, c’est fini et que les communiqués du général Joffre nous auront donné une leçon de rhétorique radicale et définitive !) Nos mandarins de lettres étaient si incapables de comprendre qu’on put parler pour autre chose que pour le plaisir, que cette abominable prédication de Nietzsche, si terriblement réaliste et positive, a été prise par eux pour de la simple virtuosité idéologique. Pas un seul instant, ils n’ont songé à se demander si elle ne pourrait point avoir une répercussion, immédiate ou lointaine, dans la pratique.

Ainsi, voilà une doctrine qui n’a d’originalité que parce qu’elle subordonne brutalement la pensée à l’action, la spéculation à la vie, une doctrine qui est avant tout une philosophie de la vie, intéressante uniquement si elle passe dans les faits, si elle est vécue. Et personne ne s’est inquiété de savoir ce qu’elle était devenue dans la réalité ; ni si elle a tenté, ni même si elle est capable de se réaliser. Ce n’était là, croyait-on, que du paradoxe, de la mousse un peu épaisse d’intellectualité. Et puis enfin, comme on avait coutume de dire, dans nos milieux littéraires, après une brillante discussion : cela n’avait pas d’importance ! Pour nous, il y a quatre mois (il me semble qu’il y a quatre siècles), — grâce justement à l’influence pernicieuse et toujours persistante du vieil idéalisme allemand, — il existait un abîme entre penser et agir. Quelle fâcheuse tournure d’esprit ! Par elle s’explique que nos esthètes et nos critiques n’aient vu dans