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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

Connaissez-vous la volupté qui précipite les roches dans les profondeurs à pic ?... Ces hommes d’aujourd’hui, regardez donc comme ils roulent dans mes profondeurs !

Je suis un prélude pour de meilleurs joueurs, ô mes frères, un exemple! Faites selon mon exemple !

Et, s’il y a quelqu’un à qui vous n’appreniez pas à voler, apprenez-lui à tomber plus vite[1] ! »

Par delà les ruines, en avant ! Mort au passé, et vive l’avenir ! Un tas de pierres, même consacrées par l’art ou par les vieilles religions, ne doit pas arrêter l’élan du vainqueur : « J’aimerai, dit Zarathoustra, j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées. J’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot[2]. » Est-ce simplement le hasard des mots, ou bien, je le répète, est-ce une vision prophétique ? En tout cas, les dévastations sauvages de Louvain, de Malines, de Reims, d’Ypres et d’Arras fournissent à ce passage un commentaire d’une actualité tragique et saisissante. Le mois dernier, les lignes suivantes paraissaient dans le Tag de Berlin, sous la signature d’un général allemand : « Nous n’avons rien à justifier. Tout ce que feront nos soldats pour faire du mal à l’ennemi, tout cela sera bien fait et justifié d’avance. Si tous les chefs-d’œuvre d’architecture placés entre nos canons et ceux des Français allaient au diable, cela nous serait parfaitement égal... On nous traite de Barbares : la belle affaire! nous en rions. Nous pourrions tout au plus nous demander si nous n’avons pas quelque droit à ce titre. Que l’on ne nous parle plus de cathédrale de Reims, et de toutes les églises et de tous les palais qui partageront son sort : nous ne voulons plus rien entendre. Que de Reims, nous arrive seulement l’annonce d’une deuxième entrée victorieuse de nos troupes : tout le reste nous est égal. »

N’est-ce pas que c’est d’un bon élève de Zarathoustra ? car le moderne barbare est un bon élève, — c’est là sa marque. Il est pédant, comme son père le philologue Frédéric Nietzsche. Il n’abandonne rien au hasard, il fait tout par principe. S’il lâche la bride à ses ignobles instincts, il faut que la philosophie ou la science le munissent pour cela de raisons profondes. S’il se

  1. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 296.
  2. Ibid., p. 326.