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exploitation[1]. » Autrefois on croyait rêver, en lisant cela. Aujourd’hui, il faut bien s’incliner devant la réalité, et saluer décidément dans ces phrases de Nietzsche le programme prophétique, — d’une franchise et d’une brutalité toutes bismarckiennes, — de l’impérialisme allemand et de sa politique mondiale : incorporation, ou « tout au moins » exploitation. Voilà ce qui attend quiconque n’a pas encore l’honneur de faire partie de l’Empire.

Rien n’arrêtera la brute conquérante lâchée contre sa proie, pas plus la crainte de souffrir elle-même, que de faire souffrir autrui. Il y a une jouissance dans la douleur victorieusement subie et il y en a une autre à faire le mal sciemment. Dans le plan de son grand ouvrage inachevé, de celui qu’il appelle Le Livre parfait, Nietzsche prévoit des développemens considérables sur la « nécessité de faire mal, sur la volupté de la destruction. » Ce n’est pas que les victimes se soumettent de gaité de cœur auxtraitemens féroces du conquérant. Elles se révoltent et, quelquefois, de façon cuisante pour le vainqueur. Mais qu’importe ! L’homme fort aime le risque, il cherche le danger de l’aventure, il est content d’avoir un bon ennemi, ne fût-ce que pour entretenir sa bravoure et aussi sa cruauté. Car il faut être méchant et cultiver diligemment sa méchanceté. En cent passages Nietzsche revient sur la nécessité qu’il y a, pour l’homme fort, d’être méchant.

Ainsi, il est dur à lui-même comme il est dur aux autres. Grâce à cette éducation impitoyable, il devient, comme dit son pédagogue, « une bête complète ; » il goûte la joie profonde d’être une brute, de se sentir une brute malfaisante et destructrice. Détruire ! quelle ivresse ! D’abord, l’ennemi : cela va de soi ! Puis tout ce qui touche à l’ennemi, sa civilisation, son passé. Tout cela est condamné à mort avec lui. Tout cela est entaché d’erreur et de corruption, puisque cela n’a pas pu le sauver. Hâtons-nous de faire disparaître ces vestiges d’une race moribonde :

« Ô mes frères, suis-je donc cruel ? dit Zarathoustra. Mais je vous le déclare : ce qui tombe, il faut encore le pousser ! Tout ce qui est d’aujourd’hui tombe et se décompose. Qui donc voudrait le retenir ? Mais moi, — moi je veux encore le pousser !

  1. Par delà le bien et le mal, p. 2>96.