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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

sans pitié se met hors de l’humanité, se rapproche du barbare et de la brute, Nietzsche leur répond triomphalement : « Il ne faut pas se faire d’illusions humanitaires sur l’histoire des origines d’une société aristocratique (qui est la condition pour l’élévation du type « homme.) La vérité est dure. Disons-la sans ambage, montrons comment jusqu’ici a débuté sur terre toute civilisation élevée. Des hommes d’une nature naturelle, des Barbares dans le sens le plus redoutable du mot, des hommes de proie, en possession d’une force de volonté et d’un désir de puissance encore inébranlés, se sont jetés sur des races plus faibles, plus policées, plus pacifiques, peut-être commerçantes ou pastorales, ou encore sur des civilisations amollies et vieillies, chez qui les dernières forces vitales s’éteignaient, dans un brillant feu d’artifice d’esprit et de corruption. La caste noble fut, à l’origine, toujours la caste barbare. Sa supériorité ne résidait pas tout d’abord dans sa force physique, mais dans sa force psychique. Elle se composait d’hommes plus complets, ce qui, à tous les degrés, revient à dire, de bêtes plus complètes[1]. » Et voilà !... Quand nous croyons injurier les officiers allemands, incendiaires de cathédrales, ou assassins de femmes et d’enfants, en les traitant de barbares et de bêtes brutes, ils nous rient au nez. Ils revendiquent ce titre avec orgueil : barbares et brutes, ils sont fiers de l’être.

Faire le plus de mal possible au voisin, qui est l’ennemi, c’est bénédiction pour l’homme fort. Le contraire serait sottise et faiblesse. En effet, « s’abstenir réciproquement de froissemens, de violence, d’exploitations, cela peut, entre individus, passer pour être de bon ton, mais seulement à un point de vue grossier, et lorsqu’on est en présence de conditions favorables... Mais dès qu’on pousse plus loin ce principe, dès qu’on essaie d’en faire même le principe fondamental de la société, on s’aperçoit qu’il s’affirme pour ce qu’il est véritablement : volonté de nier la vie, principe de décomposition et de déclin. Il faut ici penser profondément, et aller jusqu’au fond des choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale. La vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres forces, incorporation, et tout au moins

  1. Par delà le bien et le mal, p. 294.