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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

rière[1]. » Toute illusion pacifiste et humanitaire à ce sujet serait aussi naïve que funeste. Moyennant quoi, l’auteur de Zarathoustra ne laisse passer aucune occasion de se proclamer un admirateur enthousiaste de tout ce qui touche à la guerre et d’affirmer son culte du militarisme. Avec une insistance un peu ridicule chez un homme de plume et d’écritoire, il affecte d’employer des métaphores belliqueuses, des expressions emprunte’es à la technique militaire. Encore à la fin de sa vie lucide, dans les notes destinées à son livre sur la volonté de puissance, s’il examine les meilleurs remèdes contre les dissolvans de la modernité, il cite en première ligne « le service militaire obligatoire, avec des guerres véritables, qui fassent cesser toute espèce de plaisanterie[2]. » — Ces derniers mots sont vraiment admirables ; toute espèce de plaisanterie ! Y sent-on assez la raideur du caporal prussien ! Méditons-les soigneusement, et rapprochons-les, pour en faire notre profit, de ces autres mots, que les journaux attribuaient dernièrement à un diplomate teuton : « La guerre n’est pas un thé de cinq heures. » Les Allemands doivent, comme nous, en savoir quelque chose.

Enfin, pour couper court à toute discussion, Nietzsche ajoute en faveur du militarisme cet argument suprême : « Le maintien de l’état militaire est le dernier moyen qui nous soit laissé, soit pour la sauvegarde des grandes traditions, soit pour l’institution du type supérieur de l’homme, du type fort. » C’est donc, en définitive, une question vitale pour la civilisation..

Or, l’aristocrate formé par le militarisme ne connaît que lui-même et les hommes de son rang, lui d’abord : « Au risque de scandaliser les oreilles naïves, je pose en fait, dit Nietzsche, que l’égoïsme appartient à l’essence des âmes nobles... L’âme noble accepte l’existence de son égoïsme, sans avoir de scrupule. C’est la justice même... Elle prend, comme elle donne, par un instinct d’équité passionné et violent, qu’elle a au fond d’elle-même[3]. » Ainsi quand un voleur vous vole, c’est par « un instinct d’équité passionné et violent. »

  1. Par delà le bien et le mal, p. 195.
  2. La volonté de puissance, p. 86.
  3. Par delà le bien et le mal, p. 314.

tome xxiv. — 1914. 47