Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/736

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
732
REVUE DES DEUX MONDES.

et que Napoléon a décidément inauguré l’ère de la « grande guerre, » dont la guerre franco-allemande n’est qu’un épisode : « C’est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la fraternité entre les peuples et les universelles effusions fleuries), que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égal dans l’histoire, en un mot d’être entrés dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talens et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et de respect ; — car le mouvement national d’où sortira cette gloire guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait un monde, dans lequel l’homme, le guerrier, l’emportera une fois de plus sur le commerçant et le « philistin ; » peut-être même sur « la femme » cajolée par le christianisme et l’esprit enthousiaste du XVIIIe siècle, plus encore par les « idées modernes. » Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé par cette hostilité qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance. Il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l’héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier et le continuateur de Napoléon : — de Napoléon, qui voulait, comme on sait, l’Europe Unie, pour qu’elle fût la maîtresse du monde[1]. »

Qui pourrait, aujourd’hui, considérer ces lignes comme un simple divertissement intellectuel ? Nous y sommes jusqu’au cou dans la « grande guerre, » à la fois scientifique et populaire, la guerre colossale et sans précédent, que les Allemands se flattent d’avoir déchaînée sur le monde. Et, quand il s’agit d’emboîter le pas à Napoléon, de conquérir non seulement l’hégémonie de l’Europe, mais la maîtrise du monde, il me semble que nous sommes en plein dans « la grande politique. » Tout cela est sérieux, tristement sérieux, hélas ! Les phrases de Nietzsche, de

  1. Le gai savoir, 362.