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guerre à la France, à la Russie et à l’Angleterre. Nous savons comment elle procède en temps de paix : que de ruines aurons-nous à relever, que de réparations à exiger après la guerre ! Mais je reviens aux choses que j’ai vues.

Le coup de main, que la Turquie a exécuté si brillamment, lui fera-t-il au moins atteindre le but qu’elle s’est proposé ? L’insuccès des tentatives de ce genre, qu’elle a faites en Macédoine, est de mauvais augure. Jamais le Turc n’a, à lui seul, jeté de profondes racines dans le sol occupé. La substitution de populations vagabondes, sans éducation économique, ni réelles aptitudes colonisatrices, à une race que la longue expérience du pays a formée depuis des milliers d’années, me paraît vouer ce projet à un irrémédiable échec. Le crime porte en lui son châtiment. Privées des agens de leur prospérité et de leur vitalité, les côtes d’Asie-Mineure se relèveront difficilement de la ruine et deviendront une proie plus facile aux convoitises qui les guettent ; elles offriront une résistance bien faible à l’infiltration des élémens, que la Turquie cherche à repousser.

Quoi qu’il en soit, un grand fait vient de s’accomplir. Le silence l’a couvert jusqu’ici. Il est temps qu’il soit enregistré pour l’histoire.

Les populations qui viennent d’être chassées d’Anatolie ne sont pas des populations quelconques, que les troubles de la politique orientale transportent d’une région à une autre. Ce sont les héritiers directs de ces illustres et hardis Hellènes, dont nous tenons notre civilisation, qui ont posé les premières bases du droit, qui ont découvert les premiers principes de la science et ont épanoui dans le monde le charme et la perfection de la beauté. Depuis trois mille ans, les côtes de l’Asie-Mineure sont grecques ; ce sont les Grecs qui ont créé la vie, qui l’ont entretenue et développée sur cette terre souriante. Ils y ont maintenu, sans interruption, la langue, les traditions, le culte de leurs ancêtres. Une rupture, une cassure brusque viennent de se produire dans un long enchaînement, dont les Perses, les Romains, les Byzantins et Latins, les Ottomans du XVe siècle avaient respecté la continuité.

A Phocée notamment, cette illustre cité ionienne, qui a si hardiment porté sur les rivages de notre Provence les bienfaits de l’hellénisme, les survivans de tant de bouleversemens et de désastres ont toujours réussi à défendre le patrimoine