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exemple, nous savons avec certitude que le propriétaire de ce magasin a quitté Phocée le vendredi 12 juin, avant les événemens, et a emporté avec lui, de son plein gré, toutes les marchandises qui s’y trouvaient. » J’ai dû opposer à Chukri Bey le démenti le plus formel. Le vendredi, à cinq heures du soir, le magasin était encore rempli de tout ce qu’il contenait sur ses nombreux rayons : drap, toiles, vêtemens, ustensiles de maison, de cuisine, etc. J’y avais précisément acheté à ce moment le restant de toile dont j’avais besoin pour confectionner un drapeau. Le propriétaire, M. Panayotis Condoyanni, un de mes bons amis, chez qui je prenais presque chaque jour une tasse de café, à proximité de l’un de mes chantiers de fouilles, était parti la veille pour Smyrne sur le bateau régulier où je l’avais embarqué ; il avait quitté Phocée sous mes yeux. Il allait à Smyrne établir un contrat d’assurance contre le vol, pressentant les événemens. J’avais vu à Smyrne le directeur de la société d’assurances, qui m’avait demandé des renseignemens sur la valeur des marchandises pillées. Le samedi, à six heures du matin, le magasin était complètement vide et entièrement dépouillé de ses marchandises, dont la valeur s’élevait à environ 2000 livres.

Nous quittâmes Phocée vers le soir ; je m’éloignai le cœur serré, en songeant aux jours heureux que j’y avais vécus et à l’effondrement de toutes mes espérances. Depuis quinze jours, l’âme de Phocée n’était plus ; nous venions de dresser officiellement son acte de décès.

Le surlendemain, deux petits bateaux de la Société Ottomane de navigation du golfe de Srayrne, le Foscolo et le Dikili, transportaient à Phocée 700 à 800 émigrés en provenance de Macédoine. Ainsi se réalisait, suivant la parole de S. A. le grand vizir, « le contact soudain avec certaines populations de l’empire de milliers d’hommes ruinés, désespérés et poussés à l’émigration par les persécutions et les excès. » Je les ai vus, ces émigrés, paisiblement installés sur les deux navires, avec leurs ballots, leurs malles, leur mobilier, leurs provisions : aucun d’entre eux ne présentait la moindre trace de violence. Quant au malaise passager qui serait résulté de leur contact avec les pauvres Phocéens, le rapprochement des dates suffit : le sac de la ville a eu lieu les 12-13 juin, l’installation des mohadgirs[1]a commencé le 30.

  1. Émigrés turcs.