Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’au fond de mon cœur en un dernier et muet adieu…

D’immenses troupeaux de chèvres noires, de brebis, passent en soulevant la poussière, encadrés par des cavaliers, qui les poussent brutalement le long du quai ou à travers les champs. Le nombre des têtes de bétail du caza (brebis, chèvres, chevaux, mulets, ânes, vaches, bœufs, chameaux) s’élève à 20 000. Une colline entière, qui s’étend sur un promontoire de 600 mètres de long, en est entièrement couverte et fourmille au loin de points blancs, noirs et roux.

Dans les maisons évacuées (il y en a 1 250 appartenant aux expulsés), les pillards poursuivent leur œuvre. Le but essentiel est de se saisir d’abord de l’argent et des bijoux. Les gros meubles, les immeubles restent là, il sera toujours temps plus tard d’en prendre possession, quand la ville aura été désertée : les camarades de Phocée sont là d’ailleurs pour le faire, c’est une vaste entreprise où l’on partage les bénéfices. Il importe avant tout que l’argent liquide et les objets de valeur ne puissent échapper avec les fuyards. C’est un mot d’ordre, on l’exécute avec méthode. Que de malheureux ont perdu la vie pour avoir voulu dissimuler leurs trésors ! L’un d’entre eux vient trouver deux de mes compagnons : il a caché 500 livres turques (11 500 fr.) dans sa cave ; la maison est loin, dans le vieux quartier de la ville, il ne peut songer à aller le chercher. Mes camarades décident audacieusement de l’accompagner. Ils partent, sans arme, avec le propriétaire ; un Turc est en train de fouiller la demeure ; ils le chassent et montent la garde pendant que le malheureux, tout tremblant, va retirer sa petite fortune. Dès qu’ils quittent la maison, deux bandes armées les entourent. Devant l’attitude énergique et méprisante de mes compagnons, elles s’écartent et n’osent les toucher.

A l’intérieur des maisons règne un désordre indescriptible : les meubles, les tiroirs, les malles gisent à terre, défoncés ou éventrés ; on a fouillé partout, on a enlevé en hâte tout ce qu’on a trouvé de plus précieux ou de plus facile à transporter. Un Turc parade à cheval le long du quai, arborant au-dessus de sa tête deux ombrelles, qu’il est fier d’avoir dérobées à une malheureuse.

Les boutiques, épiceries, magasins d’étoffes, cordonneries, dépôts d’huile et devin, pharmacies, cafés, etc., sont entièrement évacués ; des tas de riz, des monceaux de savon, des blocs