Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Manciet, nous avons ainsi, comme aux temps les plus barbares, toutes les caractéristiques du sac d’une ville : le vol, le pillage, l’incendie, le meurtre et le viol.


III. — EXODE ET PILLAGE.

Pendant toute la journée du samedi 13 juin, jusque vers sept heures du soir, se déroulent simultanément les scènes de ces deux grands actes du drame : le navrant exode, le pillage éhonté.

Trois mille huit cents Grecs ottomans sont partis pour Salonique par le premier des navires, deux mille environ par le second pour le Pirée. J’ai télégraphié dès le matin à Smyrne pour qu’on nous envoie d’autres bateaux ; il y a, en effet, sept mille Grecs à l’ancienne Phocée (7 077, d’après la statistique turque officielle de 1913) ; des réfugiés des villages environnans se sont joints à eux ; les deux premiers navires ne pouvaient suffire. Deux remorqueurs envoyés sans délai par un généreux Français de Smyrne, M. Guiffray, arrivent sous nos pavillons, dans l’après-midi, et repartent chargés pour Mytilène.

A mesure que nos maisons se vident des réfugiés de la veille, elles se remplissent de nouveaux venus, qui ne se sentent à l’abri des violences que sous nos toits. Ils ne doivent la vie qu’à l’abandon total de leurs biens, la plupart ont les vêtemens déchirés, un grand nombre sont ensanglantés ; dans la violence de l’attaque, de l’expulsion, ils ne peuvent même pas emporter du pain pour la route.

De riches notables du pays s’enfuient nu-pieds, ils ont été dépouillés même de leurs chaussures ; les enfans pleurent, à la recherche de leurs parens ; nous cachons à une mère le meurtre de ses deux bébés ; nous ramassons dans la rue un enfant né de quelques jours à peine, dont nous ne pouvons retrouver la mère et que nous confions à une femme qui allaite son petit. Des femmes se jettent à notre cou, nous suppliant de retrouver leur époux, leur père, leurs filles, violées et enlevées. Les scènes les plus émouvantes sont les adieux de nos vieux et excellens amis. Les uns me prennent dans les bras et, les larmes dans la voix, me disent leur éternelle reconnaissance ; les autres dominent leur douleur, me tendent leurs deux mains, et leurs doux et bons regards, fixés longtemps dans le mien, plongent