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trente gendarmes de Phocée, eût arrêté le mouvement ; que dis-je, un seul envoyé, porteur d’un ordre supérieur, eût suffi ; le geste de nos quatre gendarmes a bien protégé complètement nos maisons. Rahmy Bey n’est pas seul en cause. C’est toute la côte, depuis Ismidt, à l’est de la mer de Marmara, jusqu’à Tchesmé, au sud de Smyrne, qui est ravagée de la sorte. Le Vali de Brousse, le Moultessarif[1]des Dardanelles sont également impliqués, comme l’a été, quelques semaines auparavant, le Vali d’Andrinople. L’organisation commande donc aux gouverneurs généraux des provinces. Il y a à peine cinq ans, le gouvernement jeune-turc inaugurait la Constitution par le massacre de 25 000 Arméniens à Adana et à Tarse, en présence des croiseurs des Grandes Puissances ; en 1895, 150 000 Arméniens étaient massacrés dans l’empire, dont un grand nombre sous les yeux mêmes des ambassadeurs à Constantinople. Pouvons-nous espérer que l’Europe s’intéressera au sort de cette malheureuse population d’Asie-Mineure, dont les droits sur le pays et les traditions antiques constituent, en dehors du sentiment d’humanité, des titres de bienveillance et de pitié bien faibles en regard des multiples intérêts qui divisent les Puissances ?

Ces pensées nous oppriment pendant qu’autour de nous se déroule la lamentable tragédie. L’évêque de Xanthoupolis et les malheureux qu’il protège viennent d’être attaqués par une bande. Le gendarme de son escorte, Achmet, qui le protège, s’avance et veut arrêter les agresseurs : « C’est l’envoyé du Vali, s’écrie-t-il, sa personne est inviolable ! » — « Peu nous importe, lui répond-on ; nous, nous avons des ordres directs du Vali. » Et l’évêque, ainsi que sa suite, subissent les pires violences. Sur le quai, où nous avons organisé trois chantiers d’embarquement et rassemblé avec peine une dizaine de barques, destinées à faire la navette entre la côte et deux grands navires, arrivés la veille au soir pour charger du sel, s’établit un cordon de meneurs de la bande. Ils veulent s’assurer que toute la population quittera effectivement la ville, et surveiller pour cela l’opération. Ils en profitent pour exercer sur les malheureux, au moment où ils s’apprêtent à monter dans les barques, les dernières brutalités. Sous prétexte de s’assurer qu’ils ne possèdent pas d’armes ou de les leur enlever, ces misérables dépouillent leurs victimes

  1. Préfet.