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embarcations pour fuir : depuis la veille, elles ont presque toutes disparu. Des cris d’épouvante répondent aux coups de feu. Je renonce à décrire toutes les scènes dont nous sommes les témoins. Le quartier que nous habitons est situé au bord de la mer, les maisons s’y espacent, entourées de jardins ; la région est dégagée et il est relativement facile de fuir et d’échapper aux meurtriers. Que s’est-il passé dans le labyrinthe des ruelles étroites, où la masse de la population est terrée ? Quelles atrocités ont été accomplies dans l’ombre, loin de nos regards accusateurs ? On ne le saura jamais.

Je domine bientôt mon émotion et j’observe nos agresseurs. Plusieurs s’approchent de moi et me tendent la main. J’en reconnais quelques-uns ; l’un de nos compagnons, qui habite la région depuis de nombreuses années, en reconnaît davantage. Ce sont tous des paysans des villages turcs des environs : Oulo-Bounar, Cöz-Beïli, Ichik-Kieui, Iéni-Kieui, que j’ai longuement visités à la recherche d’antiquités. Ce ne sont ni des émigrés de Macédoine, ni des bandits de profession : c’est la population, d’ordinaire si calme, si paisible et si honnête, dont la tranquillité et la douceur sont proverbiales, ainsi que l’écrivait très justement S. A. Saïd Halim pacha ; j’ai maintes fois reçu leur bonne hospitalité. Ils n’agissent pas de leur propre mouvement ; c’est de toute évidence ; eux-mêmes nous le disent : « Nous avons reçu des ordres, nous les exécutons, ce n’est d’ailleurs que justice. » Ils pillent, incendient, tuent froidement, sans haine, en quelque sorte avec méthode. A leur tête sont deux individus bien connus dans le pays comme membres actifs du Comité local Union et Progrès. Ils remplissent un programme, qui leur a été tracé au nom des intérêts supérieurs de l’empire et de la religion. Le pillage, les vengeances individuelles, le viol sont leur salaire.

Quelle est la main qui dirige ces malheureux ? Les armes dont ils sont pourvus sont des fusils de l’Etat, des fusils Martini et des mousquetons d’artillerie. Qui les a munis en si grande quantité d’armes et de munitions d’ordonnance ? Les autorités locales sont de connivence ; car aucune mesure de protection n’a été prise, et, sauf nos quatre gendarmes, aucun homme de la garnison, qui s’élève à une trentaine, aucun officier n’a fait seulement un geste pour empêcher un meurtre ou un acte de rapine. Le gouverneur général Rahmy Bey a été avisé en temps utile ; une poignée d’une cinquantaine d’hommes, jointe à