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genre. D’un bout à l’autre de son mémoire, il procède absolument comme si Edgar Poe, Gaboriau, MM. Conan Doyle et Hornung avaient seuls produit des « récits criminels. » Tout au plus nomme-t-il en passant des maîtres comme Balzac, dont la Ténébreuse Affaire doit cependant avoir contribué autant et plus que les contes de Poe à nous valoir les romans policiers d’Emile Gaboriau ; et la façon dont il le nomme n’est certes pas pour donner à son lecteur une bien haute idée du rôle et de la signification historiques du créateur de l’immortel Vautrin. « Vidocq, Balzac, Eugène Sue, Paul Féval et maints autres, — nous dit-il, — ont rendu populaire en France l’utilisation littéraire du crime. » Quant aux chefs-d’œuvre « policiers » d’un Dickens ou d’un Dostoïevski, pas une minute le critique allemand ne s’arrête à rechercher s’ils n’auraient pas exercé, eux aussi, quelque influence sur le « développement du récit d’aventures criminelles. »

Cette limitation arbitraire et « radicale » non seulement du sujet traité, mais encore du terrain sur lequel devra porter l’enquête, c’est là vraiment l’un des traits « distinctifs » de la science allemande. Je me rappellerai toujours l’étonnement que m’a causé, jadis, un jeune critique d’art badois qui venait d’écrire un très savant « mémoire » sur je ne sais plus quel détail de l’architecture extérieure de l’une des plus anciennes églises de son pays. Je l’avais interrogé, à ce propos, sur la date probable des vitraux de la même église : [mais le jeune archéologue m’avait répondu que, n’ayant eu à s’occuper que du dehors du vénérable édifice, jamais il n’avait pris la peine d’en examiner le dedans. Sa réponse m’avait surpris comme l’avait fait également, vers le même temps, celle de l’un de ses compatriotes qui, après s’être rendu fameux par la publication d’une analyse et d’un commentaire approfondis des symphonies de Beethoven, m’avait déclaré que la musique de Beethoven ne l’intéressait pas, étant, à son gré, « trop métaphysisch ! » C’était un temps où l’âme allemande m’était encore un livre fermé : aujourd’hui, ni l’un ni l’autre de ces deux modes de sa pensée ne me surprennent plus, et je pourrais citer notamment, du premier d’entre eux, une foule d’exemples qui, pour un lecteur français, auraient de quoi dépasser, en singularité, le naïf aveu de mon critique d’art.

Voici, — pour m’en tenir à des exemples d’hier, — un petit livre de M. Max Unger sur le compositeur Muzio Clemenli ! Ou plutôt non : le livre s’appelle Vie de Muzio Clementi, et, en effet, l’auteur s’est imposé le devoir de ne jamais toucher à l’œuvre musicale du grand