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siècle ! Voici Enghien et son lac de pierreries sous la lune. Voici Gennevilliers, Courbevoie… Là, à notre gauche, tout près, nous devinons, dans l’obscurité tiède, l’énorme sommeil, le souffle puissant de Paris. Paris, grand et noble Paris de la guerre ! Il n’a plus, au-dessus de lui, l’habituel resplendissement, la géante lumière rousse qui désignait son mondial foyer, cet éclat qui attirait, il y a quelques semaines, l’invasion barbare, la ruée des armées, de l’illusion allemandes…

L’auto roule. Voici Ville-d’Avray. Un tour au bord de l’étang, si calme dans sa brumeuse clarté bleue que l’impression de rêve, de cauchemar s’accentue… Le champ de bataille de l’Ourcq, Soissons bombardée, la ruine de Senlis, est-ce que tout cela est possible ?… Et ce n’est qu’un infime coin de l’immense horreur ! Partout ailleurs j’ai vu, dans la Champagne où se déroulèrent les combats géans, dans l’Argonne, en Lorraine, d’autres lieux plus désolés encore. Rians villages, douces petites villes provinciales qui n’êtes plus que des décombres, et dont le nom seul survit ! Et vous, Arras, Reims, grandes cités où avec la richesse du présent la rage teutonne s’est acharnée à détruire jusqu’à la forme auguste du passé ! Et cette monstruosité dont parfois la pensée essaye de s’évader, et qui vous ressaisit aussitôt, comme un carcan : la terre de France couverte de tombes, les hôpitaux de la mutilation et de la mort, les foyers en misère et en deuil !… Alors on ne sait plus. Je regarde avec étonnement cette nuit silencieuse, les bois profonds, l’eau magique, et j’ai beau être certain de la victoire, certain aussi de la grandeur et de la nécessité du destin qui se joue, je ne me sens pas très fier de l’exemple que l’humanité donne, devant la leçon de la nature.


VICTOR MARGUERITTE.