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caves les paniers pleins, on va les entasser, par successifs voyages, dans la cour de la maison élue. Soudain, de grands cris : ce sont des cyclistes à toute vitesse, puis la galopade des hussards de la mort, revolver au poing ; l’infanterie, baïonnette au canon : État-Major ! État-Major ! personne à la rue !… Alors, dans le silence et le vide ainsi faits, l’auto de von Kluck apparaît…

Peu après, repue de pois au lard et de sardines à l’huile, Son Excellence fait comparaître la gardienne : « — Les maîtres sont à l’armée ? Bien. Avez-vous des enfans ? — Cinq fils sous les drapeaux. — Parfait. Je leur promets ma protection quand ils seront incorporés dans l’armée allemande. » Puis faisant dresser, dans un petit salon du rez-de-chaussée, trois lits pour deux généraux et lui, il ordonne qu’on amasse dans les autres pièces de la paille, pour son escorte… — « C’est ici la dernière étape, prononce-t-il ; demain nous quitterons Coulommiers pour entrer à Paris. » Et, se tournant vers la vieille paysanne en larmes, il lui assène un dur regard, il l’écrase, de toute sa haute, large carrure : « Dans huit jours, vous serez Allemande !… »

Mais les musiciens sont là, rangés devant la maison. Le général sort sur le perron, le concert commence. Des officiers n’ont pas craint, pour régaler leurs hôtes forcés, d’inviter « l’habitant : » — « Les meilleurs artistes de l’Allemagne composent l’orchestre de von Kluck. Ils n’ont pas d’égaux pour lui jouer la Mascotte et Carmen, qu’il préfère… : — Dans deux jours, ajoute un jeune officier de l’état-major, ils nous feront danser sur les boulevards, aux bras des midinettes… » Parisse ! Parisse ! c’est le but merveilleux, une hantise… La Ville élevait, au bout des combats et des marches, son mirage doré… Du dernier des « Boches » à l’Empereur, règne l’idée fixe. Même voici, pour tenir lieu de la souveraine présence, un très haut personnage, entouré d’une imposante escorte !… C’est, dit-on, le prince Frédéric-Eitel qui arrive. Le second fils du Kaiser est désigné pour entrer dans la capitale à la tête des troupes, passer sous l’Arc de Triomphe… Les cuivres de l’orchestre chantent, ce pendant que plus haut encore résonnent, salves annonciatrices, les voix brutales du canon proche. Il salue le triomphe allemand ? Non ; la défaite.

Les Anglais, au Sud-Est de la ville, ont repris le contact. Toute la journée du lendemain, un dimanche, autour de von Kluck et de ses cartes, grand remue-ménage d’estafettes : les