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le corps qu’elle prétend organiser, en abaissant les caractères et en faussant les âmes. La Prusse avait cru que les Alsaciens s’inclineraient devant ses hautes castes, militaires, professeurs et fonctionnaires, qui forment chez elle une hiérarchie strictement graduée. Elle l’avait cru, parce que les Allemands sont à leurs pieds. L’Alsacien indépendant et frondeur, habitué à juger les hommes selon leur valeur intrinsèque, et non selon leur étiquette administrative, trouva les officiers allemands aussi peu cultivés qu’arrogans et lourds. Les professeurs d’université lui semblèrent érudits, mais pédans, dépourvus d’intuition et de largeur. Quant aux fonctionnaires, il les jugea prétentieux et vides. Il était habitué à d’autres grâces et à des supériorités plus aimables. Il avait sans doute conservé le souvenir d’une autre Allemagne, celle du temps jadis, dont le sérieux et la bonhomie ne manquaient pas de charme, mais il n’avait rien de commun avec cette nouvelle Allemagne bottée, éperonnée et casquée. Celle-ci lui était profondément antipathique. Il constatait qu’en perdant sa naïveté l’âme allemande avait perdu sa profondeur et que l’esprit prussien, ce projectile fait de violence et d’hypocrisie, l’avait empoisonnée et déchiquetée jusqu’aux moelles, comme une balle explosible. Les Alsaciens comprirent alors que la fameuse Kultur, qu’on leur prêchait comme une école de vertu et de régénération, comme le sommet de la science et de la civilisation, n’était au fond qu’un mélange de bas servilisme et de morgue insolente. M. Kiener a parfaitement vu la force secrète qui servit à l’âme alsacienne de bouclier contre cette puissance meurtrière. « Ce qui empêche, conclut-il, la bourgeoisie alsacienne de se plier devant les prétentions des fonctionnaires allemands et devant l’arrogance des officiers, c’est la culture française qui est devenue chez elle une tradition familiale[1]. » Il advint donc pour l’Alsace ce qui advient pour tous les peuples annexés malgré eux. La société se divisa en deux camps ennemis, les conquérans et les conquis. Indigènes et immigrés n’eurent que des rapports administratifs. Tout contact entre eux était un froissement. Les Alsaciens fermèrent leur porte à l’étranger et vécurent de souvenir dans un recueillement douloureux, qu’égayait, de temps à autre, la visite d’un Français, dont le

  1. Revue Alsacienne Illustrée, XI, 1909, 2e et 3e fascicules.