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trois enfans du Consul français jouaient dans le jardin. Je jetai les yeux sur le plus petit. J’avais à peu près son âge, quand, il y a quarante-quatre ans, presque à la même époque, sur les coups de midi, mon père entra dans la chambre où ma mère travaillait et s’écria : « Nous avons la guerre ! » Et je me rappelle que, devant son émotion et devant le saisissement de ma mère, je me pris à pleurer. Aujourd’hui, j’éprouve une angoisse où se mêle un sentiment de délivrance. Enfin !

Enfin on va donc se mesurer et jouer la partie suprême ! Depuis quarante ans, j’attends cette heure qui devait venir et qui me surprend si loin de mon pays. Mon enfance, mon adolescence, ma jeunesse ont été préparées à la recevoir. J’ai pu croire que je ne la verrais jamais ; parfois même je l’ai souhaité. Mais ce n’étaient là que des mouvemens de découragement trop justifiés, hélas ! par notre misérable politique intérieure. Dès que je sortais de France, dès que je m’éloignais du centre tumultueux et surchauffé, où le bruit et l’ardeur de nos querelles nous illusionnent sur notre activité, je comprenais que la guerre de 1870 se poursuivait implacablement dans tous les coins du monde, que nous continuions de battre en retraite, et que cela ne pouvait pas durer. Tout vaut mieux qu’une désagrégation lente.

La colonie étrangère de Séoul est peu nombreuse. En dehors de la Mission, nous comptons à peine une vingtaine de compatriotes, dont les uns font du commerce, et dont les autres exploitent une mine d’or à environ deux journées de la ville. Les Allemands ne l’emportent ni par le nombre, ni par la qualité. Mais commercialement ils sont beaucoup plus forts, et, comme partout au Japon, on s’accorde à leur reconnaître une influence prépondérante. Le seul journal anglais qui se publie en Corée, une misérable petite feuille, le Seoul Press, est dirigé par des Japonais à leur entière dévotion. Bien que le gouverneur, le général Terauchi, ancien élève de notre École militaire, ait des sympathies nettement françaises, son entourage passe pour être très germanophile. Lorsque j’allai lui rendre visite, je vis, affichée à la porte de la Résidence, la liste des nouveaux ouvrages qui venaient d’entrer dans la bibliothèque des officiers : ils étaient tous anglais et surtout allemands ; il n’y en avait