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contremarches que nous avons faites dans cette région de la Haute-Alsace et qui nous ont conduits aussi dans la région de Senlheim et fait passer et repasser plusieurs fois la frontière. C’est de la stratégie, il m’est interdit d’en parler. En définitive, et avant que nous ayons eu le temps de prendre véritablement part à des opérations actives, la nécessité où le haut commandement s’est trouvé de renforcer nos armées du Nord-Est a fait que mon corps de troupe a dû quitter l’Alsace assez rapidement pour être transporté vers le Nord où nous allons enfin, — et ce n’est pas trop tôt, — entrer effectivement dans la fournaise. De ce départ d’Alsace qui se fit par une belle nuit étoilée, j’ai gardé un souvenir intense à cause de la muette tristesse qui se lisait sur les visages des habitans. Mais il fallait bien parer au plus pressé, car, comme l’a si bien dit le généralissime dans un ordre lumineux : c’est dans le Nord que se joue le sort de l’Alsace elle-même, et non pas en Alsace.

Dans les villages, en nous voyant passer sur le chemin du retour, les habitans ne manifestaient pas trop haut leurs sentimens, par crainte sans doute des mauvais frères qui les vendraient peut-être demain à l’ennemi, s’il devait revenir. Mais, aux carrefours des grands bois, dans la clarté lunaire du soir qui bleuissait sous nos pas les grandes fougères aux courbes languissantes, là où on pouvait se réunir par petits groupes entre amis, combien en ai-je vu de ces vieux chapeaux paysans, levés vers nous en un geste qui ne cessait pas, comme s’il avait voulu nous retenir ! combien en ai-je entendu de ces « Vive la France » comprimés depuis quarante-quatre ans dans de vieilles poitrines fidèles ! Elle est tragique, la situation de ces villages d’Alsace placés entre l’enclume et le marteau, et on comprend la décision prise peu après par nos chefs d’en évacuer sur la France tous les hommes encore en état de porter les armes, pour les soustraire aux mauvais traitemens possibles et à un enrôlement forcé toujours suspendu sur leur tête.

A X***, par exemple, dans un village où nous cantonnâmes un jour, le forgeron de l’endroit, fils d’un soldat de l’Empire, dans la cuisine où tout était tricolore jusqu’au balai cylindrique à laver les bouteilles, m’a raconté, tandis que le chat « Muttel » ronronnait sur mes genoux, toutes les angoisses par lesquelles e village a passé depuis le début. Le 31 juillet, vers 6 heures du soir, c’est l’affichage du Krieyzustand (état de guerre) ; le