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Rédemptoristes de Riedisheim, qui ont été empoignés, il y a une dizaine de jours, tandis qu’ils soignaient nos blessés. Ils ont été depuis lors enfermés à la prison de Mulhouse et on vient de les délivrer.

Le lendemain matin, je vois dix cigognes qui passent en escadrille au-dessus de nous ; elles viennent de l’Est, — où nous allons. Après avoir tourné trois ou quatre fois sur le village, elles se décident soudain et filent tout droit Vers la France. — Puis voici de nouveau des canons prussiens, dix-huit, trois batteries complètes prises l’avant-veille, à Brunstatt. Des chars à échelle les accompagnent, où sont entassés plusieurs milliers d’obus allemands soigneusement alignés dans leurs étuis d’osier ; un autre char contient des monceaux de lances et de fusils allemands. Ce sont des fusils à répétition qui paraissent très bien faits et redoutables et où l’on introduit d’un coup d’ingénieux et simples chargeurs à ressorts contenant cinq balles.

C’est maintenant le motocycliste de notre groupe qui nous apporte le courrier longuement attendu. Depuis presque deux semaines, j’étais sans nouvelles des miens. Ce motocycliste, un Alsacien d’origine nommé Stoffel, coureur à motocyclette « dans le civil, » fait des centaines de kilomètres chaque jour entre le quartier général, les troupes des divers échelons, la ligne du feu et Belfort, toujours seul, toujours souriant, passant partout, dans tous les terrains, portant les ordres et les courriers. Un homme comme celui-là rend à lui seul presque autant de services qu’un escadron de cavalerie.

Je passe sur divers mouvemens et événemens sans très grande importance qui eurent lieu ce jour-là. Le 21 devait avoir lieu une éclipse de soleil, mais ce fut, pour moi du moins, une éclipse… éclipsée, car le ciel avait mis le plus gris et le plus épais de ses manteaux de nuages, et c’est à peine si la diminution pourtant notable de la lumière solaire fut remarquée en Alsace. Il s’y passe tant de choses au ras du sol qu’on n’a guère le loisir de regarder vers les astres en ce moment. Et pourtant, cette éclipse, j’aurais aimé la voir se dérouler lentement dans un ciel immaculé : n’eût-elle pas été un peu comme le symbole de tant de choses brillantes et lumineuses que l’opaque brutalité a vainement écrasées depuis un demi-siècle et qui, bientôt délivrées de son étreinte ténébreuse, refleuriront avec plus d’éclat que jamais ?

Il n’y a pas lieu d’insister sur les diverses opérations et