comprenez, nous avons femme et enfans à la maison. » Ce sont des réservistes. Pendant ce temps, un brave homme du village apporte du sirop à boire aux officiers du camion ; ils se précipitent avidement sur ce qu’on leur tend, oubliant un instant leur morgue hiératique, mais ils oublient aussi de dire merci, ce qui a le don de scandaliser leur échanson. Puis ils se passent des cigares, de ces gros cigares allemands, blonds, mastocs, « kolossals » et fades…, je n’ose dire : comme eux-mêmes, et ils en tirent avec mélancolie de longues volutes bleues, où il me semble voir danser les derniers elfes, les derniers génies de ces choses aujourd’hui défuntes, l’idéalisme et le romantisme allemands, dont Krupp a brûlé les ailes dans ses hauts fourneaux.
Derrière le camion réservé à messieurs les officiers, il y en a un autre où sont assis une douzaine de leurs soldats, les éclopés sans doute ; puis, terminant le défilé, un autre petit camion avec quelques éclopés français. Chose tout à fait curieuse, — et qui me plongerait en de profondes réflexions, si en ce moment regarder vous laissait le loisir de penser, — ce dernier camion est conduit par un soldat allemand qui tire philosophiquement sur ses guides, tandis qu’un large sourire épanouit sa figure béate et rousse. Je voudrais pouvoir peindre pour l’édification des générations futures ces deux camions successifs que j’ai vus de mes yeux dans ce convoi, le premier, conduit par un soldat français, portant des soldats allemands éclopés, le second conduit par un Allemand et qui traîne des éclopés français. Mais ces générations futures se soucieront-elles d’être édifiées plus que celles d’aujourd’hui ?
Parmi tous ces prisonniers, je n’en ai remarqué qu’un seul qui était brun et, chose curieuse, c’était un jeune Alsacien de Soultz. Inutile de dire qu’il paraissait beaucoup plus heureux encore… ce qui n’est pas peu dire, que ses camarades. Toutes les femmes du village étaient d’ailleurs sur le bord de la route, le visage tendu et angoissé, espérant découvrir dans cette masse humaine quelqu’un de leurs proches, quelqu’un de ces malheureux que la dure loi du vainqueur… de l’ex-vainqueur, oblige à combattre leur patrie perdue, mais jamais oubliée.
Peu après le convoi, qui se déroule maintenant au loin vers Belfort comme un lent serpent verdâtre, arrive une auto où ont pris place quelques ecclésiastiques. Ce sont des