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Karlsruhe, qui devenait ainsi, si j’ose risquer ce calembour teuton, une sorte de Geldruhe. O bon fonctionnaire qui avez laissé là, en vous éclipsant, pour beaucoup plus de 50 marks de timbres, vous aviez bien mal lu les circulaires de vos supérieurs ! Je résume à mes chefs ce que cette petite perquisition me paraît avoir établi.

Le même soir, vers six heures, — je veux dire vers dix-huit heures, car nul n’est censé ignorer la loi, — passe dans notre cantonnement un long convoi de prisonniers faits la veille à Dornach. Ils sont plus de six cents. Nous nous juchons sur tous les véhicules qui bordent la rue principale du bourg, pour les mieux voir passer. Je n’ai pas de peine à persuader à quelques-uns de mes camarades qui ont des velléités de chanter à leur passage la Marseillaise, que le silence vaut mieux. Les voici. En tête du convoi marchent d’abord deux gendarmes superbes avec leur casque à crinière, sabre au clair, et dont les chevaux caracolent orgueilleusement. Puis un peloton de chasseurs à cheval de Vesoul. Ce sont aussi des chasseurs qui, tous les dix ou quinze mètres, flanquent le convoi qui s’avance lentement. En tête marchent une dizaine d’officiers, plusieurs la tête ou les bras enveloppés de pansemens, puis le long troupeau des hommes, tous en kaki verdâtre, coiffés du bonnet à cocarde, — très peu ont le casque à pointe, — ils gardent comme nous le silence ; puis en queue, un camion de réquisition, sur lequel sont assis, en des poses de pachas, trois lieutenans, un capitaine, un commandant. Ces derniers ont leurs épées, que le général Pau leur a rendues quelques instans auparavant. Comme l’un d’eux lui parlait des ravages causés par notre obus de 75 et ajoutait qu’il devrait être interdit de se servir d’engins pareils, le général a répondu seulement en montrant son bras absent, sans rien dire. À ce moment, le convoi s’arrête un instant. J’en profite pour examiner un peu ces officiers et leur parler. L’un, qui a la tête enveloppée de linges, l’a eue traversée de part en part sur le côté droit par une balle. Il n’en paraît guère gêné. Ce sont de grands colosses blonds, mais il leur manque je ne sais quoi de nerveux et de vif qui caractérise tant de visages français. Ils ont une attitude fermée et raidie à l’encontre de leurs hommes qui répondent très gentiment à mes questions et paraissent gais et souvent même enchantés. Plusieurs me disent : « Nous sommes tranquilles maintenant ; vous