Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Notre route au-delà de Cannes fut par Fréjus, Brignoles et Aix. Pour noter quelques impressions de voyage, peut-être puériles, je me souviens de la perte de la grande feuille de carton, apportée de Vintimiglia qui couvrait tout le devant de notre voiture et celle de notre panier d’oranges, plus savoureuses à mesure que nous nous éloignions de l’Italie ; des plaisanteries du Prince sur les Françaises qu’il affectait de trouver toutes laides ; du soin que la Reine avait de faire causer partout les gens ; de la mobilité des opinions, variables d’un lieu à l’autre, et d’une personne à l’autre, entre le carlisme enragé et le républicanisme à outrance ; enfin des taquineries dont j’étais harcelée par M. Zappi. Un matin de mistral, par une poussière étouffante et par un froid aigu, un trait de cet écervelé fut de me perdre un bonnet de tulle qui était dans le filet de la voiture, que le vent emporta sur un canal et que j’aurais voulu ravoir : mais nos deux jeunes fous s’acharnèrent à le noyer à coups de pierre, en disant qu’il fallait exterminer ces vilaines coiffures, imaginées par les Françaises exprès pour s’enlaidir.

Nous suivions la route défoncée et détestable de Marseille à Paris. Entre Avignon et Saint-Andréol, elle traverse la Durance sur un magnifique pont de bois que l’Empereur avait fait construire et dont il était fort occupé. Au retour d’un voyage que la Reine avait fait dans les Pyrénées, il lui demanda si elle n’avait pas admiré cet ouvrage en passant ; et, comme elle avouait que non, il reprit en plaisantant : « Hortense, vous êtes une sotte. Vous n’apercevez pas ce qui est beau. »

Aujourd’hui enfin, à Montélimar, le vent était encore si brutal et si froid que nous ne pûmes pas même sortir pour visiter un joli jardin, dont les lilas en fleurs s’épanouissaient sous nos fenêtres. On parlait autour de nous, à l’auberge, de guerre et de mouvemens militaires : il y avait dans la ville beaucoup de troupes, et l’on y était très libéral, deux raisons pour que nos jeunes gens fussent de belle humeur.

Ils se mirent à parcourir la ville en tous sens et s’arrêtèrent à la fin dans un café pour y lire les journaux. Des officiers de la garnison, en les voyant, s’interrompirent de jouer au billard, pour leur demander s’ils n’étaient pas les étrangers arrivés tout à l’heure en poste et s’ils ne venaient pas d’Italie. Mille autres questions succédèrent aussitôt sur le prince Louis et sur le