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« le changement d’idées du jeune homme correspondait bien à ce mouvement que l’on croyait sentir dans le pays, dont certains symptômes avaient paru se révéler jusque dans la dernière consultation électorale, » je crois que, sur ce point encore, les derniers événemens lui ont donné raison. Si les innombrables espions que l’empereur d’Allemagne a lâchés sur la France avaient été plus intelligens, avaient mieux observé non seulement les menus détails de notre organisation militaire ou de notre administration civile, mais les esprits, mais les âmes, s’ils avaient mieux connu notre récente littérature, bref, s’ils avaient mieux su leur vrai métier, ils auraient pu rapporter à leur maître que la France se modifiait, qu’elle ne ressemblait plus, qu’elle n’avait peut-être jamais ressemblé à l’image caricaturale et stéréotypée qui, depuis 1870, avait cours au-delà du Rhin, et qu’on se transmettait pieusement de père en fils ; que l’idée de la revanche n’y était qu’assoupie, et qu’elle n’attendait qu’une occasion pour se réveiller, armée de toutes pièces ; et qu’enfin une mâle jeunesse s’y préparait en silence à une œuvre de restauration nationale. Il est vrai que l’orgueilleux César, le « confident inspiré » et le « missionnaire » du « vieux Dieu » allemand, ne les en aurait sans doute pas crus sur parole. À l’instar de tout son peuple, il nous a profondément ignorés.

C’était une idée chère, — et justement chère, — à Taine que la littérature d’imagination est un document psychologique de tout premier ordre, que trop souvent négligent et dédaignent les historiens de profession. Il est très vrai qu’un artiste, un poète, un romancier, en créant des âmes vivantes, devine parfois et rend intelligibles à ses lecteurs certains états d’esprit que nous aurions quelque peine à démêler dans la réalité. Tel est exactement le cas des trois écrivains que nous avons appelés à témoigner sur nos deux provinces perdues. Ils nous aident à nous représenter au vif l’état de l’âme alsacienne ou lorraine dans les premières années du XXe siècle. Et ce ne sera pas sans doute affaiblir leur témoignage que de le rapprocher, comme nous tâcherons prochainement de le faire, de celui des historiens.

Victor Giraud.