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juste à temps et à souhait, un homme de courage, de dévouement, d’expérience, de zèle et d’ardeur, assez fort pour accepter une telle charge. Les critiques sont venues après. On a découvert depuis des sauveurs qui eussent mieux réussi que M. Thiers… Mais alors tout le monde était d’accord pour reconnaître que les circonstances le désignaient et ne désignaient que lui pour représenter nos intérêts devant l’ennemi triomphant : personne n’osa dire le contraire, tant le fait était indiscutable.

M. Thiers exprima et réalisa sa volonté d’obéir aux ordres du pays, qui devait être d’autant mieux servi, d’autant plus aimé qu’il était plus malheureux. Aussi, après avoir constaté avec émotion la lourdeur du fardeau imposé à ses épaules de vieillard, il avait assez de confiance en ce pays et en lui-même pour tâcher de relever le crédit, de ranimer le travail et de faire cesser l’occupation étrangère par une paix honorable.

Outre l’expérience de sa longue vie, M. Thiers avait l’appui que lui donnaient le dévouement des uns et les divisions des autres. Quelle était la physionomie de l’Assemblée de février 1871 ? J’y ai compté 6 ou 7 bonapartistes, 150 légitimistes, 200 orléanistes ou membres du centre droit, 150 membres du centre gauche, 200 républicains et un certain nombre d’indécis ou indépendans, ce qui prouve qu’il n’y avait pas à ce moment-là de groupes assez compacts et assez forts pour proclamer ou la monarchie ou la République. Cependant, tout faisait prévoir que le centre gauche fusionnerait tôt ou tard avec la gauche et que le centre droit lui-même y donnerait quelque appoint. Les dirigeans de ces divers groupes étaient connus. Le marquis de Franclieu, un chevau-léger irréductible, présidait l’extrême droite ; Audren de Kerdrel, la droite ; Casimir Perier, le centre droit ; Feray d’Essonnes, le centre gauche : Jules Grévy, la gauche pure. Une partie de l’extrême gauche obéissait à l’impulsion de Louis Blanc et de Victor Hugo. Ces groupemens et leur valeur personnelle n’étaient pas ignorés de M. Thiers qui, en homme d’Etat, s’en était consciencieusement informé.

Jules Grévy était un de ses amis. Il avait des dehors très imposans et une physionomie grave. Mais, dans l’intimité, il se détendait et devenait facilement aimable et enjoué. Reconnaissant à M. Thiers de l’appui qu’il lui avait prêté pour la présidence de la Chambre, il le présenta à son tour à l’Assemblée, d’accord avec Vitet, Malleville, Dufour, Rivet et Barthélémy