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nous croisons, dans sept ou huit autos qui passent en vitesse, une centaine de prisonniers badois, quelques-uns blessés, en • manteau et bonnet rond gris vert. Nous gardons à leur passage un silence complet. Ils ont l’air jeune, calme et-même rassuré et satisfait. Le dernier auto contient les débris d’un aéroplane allemand et quelques fantassins qui le montent brandissent joyeusement au bout de leurs fusils des casques à pointe en cuir bouilli et verni. Il n’y a guère qu’une dizaine de nos soldats pour escorter tout le convoi.

Il fait un beau soleil joyeux et clair. Puis voici soudain, à droite de la route, sous les arbres feuillus, une jolie petite tombe fraîchement fermée : un tout petit tumulus de terre soigneusement sarclée, une croix verte faite de deux branches de sapin bien droites et entre-croisées ; plusieurs gros champignons violets qui ont poussé aux pieds de la croix de sapin, et, au pied de l’ensemble, un écriteau de bois blanc, avec cette inscription à l’encre : « Ici repose un cavalier allemand du 14e dragons tué le 11 août 1914. »

C’est tout à fait coquet, et il se dégage je ne sais quel parfum d’apaisante douceur dans ce coin bucolique où l’éternel sommeil doit être bon. Mais je pense aussi que bientôt nous n’aurons plus le temps de préparer pour chaque mort ennemi, ou même pour chacun de nos morts des tombes aussi joliment arrangées : ils seront trop !

Puis voici, à droite et à gauche, des arbres fraîchement coupés et des débris nombreux de ces longs chars à échelle qu’on voit dans l’Est : de tout cela, l’ennemi avait fait des barricades en travers de la route que notre offensive a disloquées. Voici d’autres tombes, mais moins belles que celle que nous avons saluée tout à l’heure. Et fussent-elles même aussi jolies et plus jolies, nous les regarderions moins, puisque tout n’est qu’accoutumance, puisqu’il y a comme une sorte de virginité de l’esprit qui fait que les sensations les plus intenses ne gardent point leur force lorsqu’elles sont répétées. Je m’étais souvent demandé, en lisant les aventures prodigieuses de la Révolution ou des Croisades ou de l’Histoire romaine, comment les contemporains de ces événemens avaient pu conserver néanmoins leur équilibre, vaquer comme si de rien n’était aux mille nécessités contingentes de la vie quotidienne et n’être point détraqués par la tension trop grande de leurs nerfs. Force nous est bien de