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venu apporter son vote à la République et par ce vote remercier les électeurs qui lui avaient fait l’honneur de le désigner comme leur mandataire. Mais la majorité refusa de l’entendre, et M. Benoist d’Azy, pour clore l’incident, brusqua la fin de la séance. Au milieu du tumulte qui s’ensuivit, je vis un homme encore jeune, à la chevelure et à la barbe de jais, rouge comme le coq de Syracuse, se pencher du haut d’une tribune du premier étage à droite, tendre un poing menaçant, et je l’entendis crier de toutes ses forces : « Majorité rurale, honte de la France ! » Il faisait sonner les r et les n avec le terrible accent marseillais. Ce farouche Méridional était Gaston Crémieux, qui allait être fusillé plus tard à cause de sa participation à la Commune de Marseille. Du jour où il avait lancé sa fameuse interruption, les droitiers ne furent plus appelés que « les ruraux, » titre d’ailleurs qui n’avait rien de déshonorant et qui valait bien « les bourgeois, les citadins, » que sais-je ? En quoi la qualité de député des campagnes était-elle inférieure à celle de député des villes ? Mais les radicaux persistèrent à en faire un terme de mépris, ce dont leurs adversaires se consolèrent sans peine.

Les journaux de l’extrême gauche firent naturellement de cet incident tout un scandale et voulurent lui donner des proportions considérables. On exaltait Garibaldi. On disait que c’était « notre premier général. » On vantait son héroïsme, on espérait l’amener à quelque intervention bruyante, mais il ne prit pas lui-même la chose au sérieux et quitta, dès le lendemain même, Bordeaux pour se rendre sans bruit à Marseille et retourner à Caprera. Seul, le pharmacien Bordon, qui avait italianisé son nom en le transformant en Bordone, et s’était créé lui-même général, continua à plastronner, mais sans succès. Il aimait à répéter une phrase étonnante de Michelet : « Il y a un héros en Europe. Un. Je n’en connais pas deux. Toute sa vie est une légende. Dans le rude hiver que nous venons de traverser, tout hérissé de glaçons, il n’était plus qu’un cristal ! »

Une fois la démission du gouvernement de la Défense nationale remise à l’Assemblée, Jules Favre repartit sur Paris, afin d’aller conférer avec le comte de Bismarck à Versailles au sujet de la prolongation de l’armistice et des premiers pourparlers de paix jusqu’à l’arrivée du nouveau ministère.