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en effet, ce que l’Allemagne a inventé. A-t-elle un Lavoisier, un Berthelot dans la chimie ; un Ampère, un Branly dans la physique ; un Claude Bernard, un Pasteur dans la biologie? Non : ses plus grands savans sont de bons élèves qui ont continué les travaux du maître, mais dont aucun ne s’élève au-dessus d’un docteur Roux ou d’un Metchnikoff. Ce sont des continuateurs patiens, méthodiques, laborieux, rien de plus : aucun génie inventif, aucune originalité.

Dans l’ordre littéraire, artistique, philosophique, les savans allemands citent avec orgueil Goethe, Beethoven et Kant dont l’héritage est aussi sacré pour l’Allemagne que son sol et son foyer. « Nous en répondons, disent-ils, sur notre nom et sur notre honneur. » Ce ne sont là que des mots et cette rhétorique prétentieuse sonne dans le vide. Les grands génies de l’humanité sont respectables et sacrés à l’humanité tout entière et l’héritage de Gœthe, ou de Kant, ou de Beethoven, n’étant menacé par qui que ce soit, n’a nul besoin du militarisme prussien pour ne pas périr. S’il en était autrement, il aurait déjà péri, et depuis longtemps, car Goethe, Beethoven et Kant ont vécu et, comme on dit, fleuri à un moment où ce militarisme était fort loin d’exister. Ils étaient d’ailleurs à l’antipode des sentimens de l’Allemagne d’aujourd’hui et ils les auraient détestés s’ils les avaient connus. On nous demandera peut-être, à nous aussi, ce que nous en savons et on nous accusera d’être trop affirmatif. Laissons Beethoven, qui est très grand sans nul doute, mais non pas dans le domaine de la pensée, — et qui est d’ailleurs au moins à moitié Belge. Pour ce qui est de Kant, il a caressé toute sa vie le rêve de la paix perpétuelle, et personne assurément ne soutiendra que Gœthe ait jamais témoigne la moindre admiration pour le militarisme. On s’est même demandé s’il était patriote : s’il l’était, c’était avec des nuances qui lui étaient propres et une indépendance d’esprit qui l’a toujours porté à reconnaître ce que sa culture personnelle, à laquelle il tenait par-dessus tout, par-dessus l’Allemagne même, devait à la France. L’homme est loin d’inspirer une sympathie sans mélange, et l’œuvre une admiration sans réserves. C’est surtout dans les conversations de sa vieillesse avec Eckermann que Gœthe nous intéresse et quelquefois nous touche, parce qu’il s’y livre plus qu’ailleurs. On lui reprochait, dans son pays, de n’avoir pas fait des chansons patriotiques comme Kœrner en 1813, de s’être montré trop cosmopolite, d’avoir trop aimé nos écrivains du XVIIIe siècle : on sait que Kant, lui aussi, reconnaissait devoir beaucoup à Rousseau. « Entre nous, avouait Gœthe à son fidèle interlocuteur, je ne haïssais pus les Français, quoique je remercie Dieu de