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gardienne, et ce n’est pas un simple accident, car la France est le trésor le plus noble que ces barbares consciens voulaient détruire. Ils savent que tant qu’elle ne sera pas brisée, il y aura un esprit en elle qui rendra leur culture haïssable au reste du monde. Ils savent qu’en elle, comme dans Athènes autrefois, la pensée reste passionnée, désintéressée et libre. La pensée française a pris bien des formes, elle a connu bien des déguisemens et bien des erreurs, elle s’est moquée d’elle-même, elle s’est moquée des choses les plus sacrées, et pourtant il y a toujours eu en elle la sainteté de la liberté. » Nous aurions peut-être quelques détails de ce portrait à rectifier et il y en aurait d’autres à y introduire, car il s’en faut de beaucoup que la pensée de la France ait été seulement frondeuse et sceptique, elle a été aussi grave, forte, élevée, religieuse même; mais il est vrai qu’elle a toujours été libre et qu’aucune force au monde n’a réussi à l’enchaîner. En a-t-il été de même en Allemagne ? C’est la question qui se pose aujourd’hui et que l’étrange Appel que les intellectuels allemands ont adressé aux « nations civilisées «aide à résoudre. La pensée allemande est très libre dans le domaine spéculatif ; elle y est même beaucoup plus à fond dissolvante et destructrice que la nôtre; mais, dans l’ordre pratique, elle n’est pas seulement prudente, timide, passive, elle est honteusement domestiquée ; la vérité n’a plus pour elle aucun prix, elle la met docilement au service de l’intérêt matériel; l’histoire, qu’elle travestit, n’est plus qu’une annexe de la politique, et les faits actuels, contemporains, qui se passent devant nous, qu’il est impossible de ne pas voir à moins d’y fermer systématiquement et obstinément les yeux, elle les nie avec une impudence où l’on retrouve les formes arrogantes de son insupportable pédantisme. Et c’est ce qui fait du document dont nous parlons une chose essentiellement allemande.

Ses quatre-vingt-treize signataires s’intitulent eux-mêmes les «représentans de la science et de l’art allemands. » Nous ne leur en contestons pas le droit : il y a du mélange parmi eux et du remplissage; tous n’ont pas la même taille; tous n’élèvent pas le mensonge à la même hauteur; la liste comprend toutefois quelques-uns des plus grands noms de l’Allemagne dans l’ordre intellectuel. Contre les « calomnies » qu’on répand, disent-ils, à travers le monde pour rendre l’Allemagne odieuse, ils « protestent à haute voix » et ils affirment que « cette voix est celle de la vérité. » Voyons donc comment procèdent ces hommes dont les plus illustres, habitués aux méthodes scientifiques qu’ils pratiquent et enseignent, connaissent en effet les lois de la recherche de la vérité.