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Ce goût du frelaté n’est-il point un symptôme ? Et, ne fût-ce que dans ces colossaux musées d’Allemagne, ne reconnaissons-nous pas le véritable caractère du nouveau peuple allemand ? Ce peuple est un parvenu. La fureur avec laquelle il a voulu montrer son opulence, dépenser de l’argent et montrer qu’il le dépensait, le zèle maladroit avec lequel il s’est hâté de construire, de déployer son faste et de multiplier autour de lui le clinquant, tout cela, autant de signes de la dépravation spirituelle que produit, chez les vaniteux, un trop soudain enrichissement. Et nous avons, nous, notre Bourgeois gentilhomme : lisible personnage, mais anodin, de qui l’on se moque, mais qui n’excite pas l’horreur ou le dégoût. L’enrichissement germanique s’est exalté d’une autre sorte, avec une insolence détestable et avec une immonde brutalité. Ce parvenu libidineux et féroce est nietzschéen.

L’ancienne Allemagne qui obtint les indulgentes et les tendres sympathies de l’Europe, la petite Allemagne pieuse et casanière, on se la rappelle encore : elle n’est pas anéantie depuis longtemps. La promptitude de la transformation donne la clef de cet immense et prodigieux phénomène. Ce peuple avait grandi trop vite, et plus vite que ne le permettent les ressources de la nature humaine, les lois d’une croissance normale et saine. Ce peuple n’avait pas eu son adolescence lente et, à l’âge des modifications physiques et morales, il a pris des vices, contracté des manies et attrapé des tares irrémédiables. Ou bien, pour emprunter un mot de M. Paul Bourget, ce peuple n’a pas suivi, dans son développement, toutes ses étapes, l’une après l’autre. La vérité psychologique, si importante, que le roman de l’Etape a formulée ne s’applique pas seulement à l’histoire des individus et des familles, mais aux collectivités plus vastes, et aux nations. Les nations, de même que les individus, ont leur âme, leur corps, leur tempérament ; et il leur faut une hygiène, comme une éthique ; elles ont leurs maladies, au cours desquelles se manifeste la qualité authentique de leur nature, excellente ou abjecte, leurs maladies graves ou non, quelquefois mortelles. Si l’Allemagne meurt de nietzschéisme révoltant, qui donc y aura-t-il pour la regretter ? On la traitera selon ses maximes : son Nietzsche blâme la pitié.


ANDRÉ BEAUNIER.