Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cœur et de l’esprit, cette logique de l’effort qui nous sauve et qui nous sauvera ? Certes, oui ! Je vois en plein, dans cette guerre, du Corneille et du Descartes ; je n’y aperçois ni du Gœthe, ni du Schiller, ni du Herder.

Du Nietzsche ? Sans nul doute.

Continuant la visite des « maisons sacrées, » Jacque Vontade a pénétré dans la demeure « fleurie, aimable, gaie et si tragique » où Frédéric Nietzsche « acheva son mauvais rêve et, doucement, s’endormit. » Celui-là, je ne dis pas qu’on ne sente pas son influence vive sur l’Allemagne qui s’est montrée à nous ; celui-là, sinon l’inventeur, au moins le plus célèbre bénéficiaire du surhomme philosophique et pratique ; celui-là, le théoricien de la mégalomanie ! Nous avons eu des Nietzschéens, à Paris, et des Nietzschéennes, les uns et les autres fort empressés à vivre leur vie, les uns des apaches et, les autres, de petites femmes dénuées de patience. La doctrine plut, un peu de temps, par les commodités quelle fournissait à des instincts ou à des velléités souvent ignobles. Du reste, ces divers Nietzschéens et Nietzschéennes abusaient de leur maître. Un philosophe n’est pas responsable précisément de tous ses disciples. Néanmoins, la valeur d’une éthique se révèle aux fruits qu’elle porte : et les fruits du nietzschéisme sont malsains. Et Nietzsche mourut fou. Cette folie, ce n’est point un accident qui soit tardivement arrivé à l’auteur de Zarathoustra : cette folie entache tout le nietzschéisme ; et qu’est-ce que le nietzschéisme, sinon l’exaltation poétique d’une démence ? Les Flagellans et autres sectaires qui jadis, partis de Cologne, propagèrent au Nord et à l’Ouest leur frénésie, l’avaient tirée des livres d’un métaphysicien, maître Eckart. La frénésie des Flagellans n’est pas imputable à ce penseur ingénieux. Mais l’absurdité nietzschéenne réside premièrement dans le nietzschéisme.

Jacque Vontade fut admise à feuilleter les volumes que Nietzsche avait autour de lui quand il mourut. « Parmi les livres français, il s’en trouve de Jules Lemaître ; ils ont été lus et relus et sont surchargés de coups de crayon, geste d’assentiment… » Je n’en sais rien… « geste d’assentiment qui dit si bien le plaisir des fraternités spirituelles. Et j’ai joui avec orgueil de savoir, comme s’il me le disait, que Nietzsche admirait l’esprit de France dans le plus subtil des esprits français et qu’il en avait aimé et senti la grâce, la souplesse, le tranchant vif et la pointe pénétrante et forte… » Eh ! je ne sais pas si, parmi les livres que Jules Lemaître gardait à portée de sa main, l’on trouverait du Nietzsche ; si l’on en trouvait, je ne sais pas si les