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portraits ne sont pas, quoi qu’il dise, des « caricatures : » ce sont de très spirituels crayons, qui enlèvent à cette chevauchée ce qu’elle pourrait avoir d’un peu prétentieusement épique. Désormais nous ne pouvons plus nous représenter un René solitaire : derrière lui, nous voyons trottiner Julien l’impassible, jamais étonné ni pressé, Joseph le Milanais, « petit homme blond à gros ventre et à teint fleuri, » Jean le Grec, mystérieux et bon apôtre, qui, d’un air triste, mais d’une main rapide, engloutissait volaille et jambons, en ayant l’air de rêver aux étoiles.

Il n’y a pas qu’eux à faire les Sancho Pança autour de ce grand idéaliste. Comme partout, don Quichotte est seul de son espèce. Sur ces terres privilégiées de la gloire, on dirait que le passé n’est même plus un souvenir. La vie contemporaine, déjà si misérable et si ridicule, le devient davantage quand on la rattache involontairement aux « belles et orageuses vies » qui ont été vécues sur ce même sol maintenant profané. Dans les montagnes de Laconie, « un sale gîte, » plein d’ordures, rappelle qu’à peu près dans les mêmes lieux, le roi Ménélas avait son palais et donnait des festins ; on entend de ridicules commérages dans « la maison de Socrate » et les « jardins de Phocion ; » dans l’ile de Simonide, les demoiselles Pengali s’égosillent à chanter : « Ah ! vous dirai-je, maman, » et le vicomte de Chateaubriand est obligé de s’ébaudir à une noce de village. Mais le don Quichotte français ne se courrouce pas contre les rustres et les malitornes qui veulent le tirer de son enchantement. Volontiers il met pied à terre pour causer avec eux.


C’est ce qui charma les lecteurs de 1811. Après avoir admiré un René un peu distant, toujours drapé dans sa mélancolie et dans des images magnifiques, ils eurent une surprise et une illusion délicieuses : ils crurent que le grand homme les appelait à son amitié, et ils se sentirent émus. « Il y a quatre ans, lui écrivait en 1829 la marquise de Vichet, que la lecture de l’Itinéraire me ramena toute à vous. En vous lisant, on éprouve une admiration passionnée, qui détourne de tout ; et l’âme s’abreuve d’une tendresse vague qui ne trouve rien digne d’elle et ne sait où s’attacher. » Marie était amoureuse, et l’amour a