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ses yeux à des notations minutieuses de couleurs et de nuances. Un Bernardin de Saint-Pierre eût été, sur les rives du Bosphore ou dans la plaine du Jourdain, un observateur plus attentif. Ne lui demandons pas non plus l’art ni la curiosité d’un Loti : le chatoiement des étoffes, le pittoresque imprévu des costumes, les étalages des bazars, le grouillement bariolé des rues étroites, toute cette fête des couleurs est sans charme pour lui. Lamartine lui-même s’y montrera plus sensible ; le poète élyséen des Méditations découvrira sur la route de Jérusalem un « paradis des yeux » où il se grisera ; et « les ravissantes femmes d’Orient » ne quitteront plus sa mémoire. Mais il ne semble pas qu’à Constantinople ou au Caire, l’amoureux de la belle Nathalie se soit même demandé s’il pouvait y avoir un visage derrière le tcharchaff d’une « désenchantée. » Quand il lui faudra parler de Tunis, où cependant il a vécu six semaines, il n’a qu’un désir : « s’en débarrasser » au plus vite. C’est qu’il a besoin de sentir de l’esprit, j’allais dire de l’intelligence, dans les choses pour pouvoir s’y intéresser.

Qu’on revienne aux tableaux les plus célèbres de son livre, on n’y trouvera point de savantes juxtapositions de couleurs, mais de grandes visions d’ensemble, où vient s’exprimer l’âme collective d’un paysage, et qui n’ont parfois d’autre pittoresque que celui des beaux noms sonores sur qui la gloire s’est posée. Si l’on veut goûter non seulement la beauté, mais la justesse, de ces pages, il convient de les relire, non pas sur les lieux mêmes, — trop de menus accidens sollicitent alors et dispersent le regard, — mais après avoir vu les choses, quand les détails ont glissé du souvenir et dégagé la pensée dominatrice. A ceux qui ont vu, « du haut de l’Acropolis, le Soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette, » ou, à un tournant de la route d’Eleusis, apparaître la sainte « citadelle » couronnée de son Parthénon, ou, du pont d’un navire, émerger les premiers minarets de Constantinople, ou qui ont dévalé solitaires dans quelque triste ruelle de Jérusalem, je conseille de reprendre l’Itinéraire ; ils en sentiront la vérité, et surtout la vérité intellectuelle[1].

Ne disons pas avec Sainte-Beuve que ce sont là des « esquisses. » Ce sont, au contraire, des tableaux très poussés,

  1. Ce caractère « intellectuel » des paysages de Chateaubriand a été très justement noté par M. Louis Bertrand et M. Victor Giraud.