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entrent comme à regret dans la Mer Morte comme en un sépulcre infâme et un cloaque de putréfaction. » L’image expressive a été conservée ; deux mots pittoresques l’ont fait valoir ; et sur la phrase allégée a pu se poser la rêverie du lecteur.

Chateaubriand a une formule heureuse pour caractériser cette méthode. Rappelant d’un mot tout ce qui avait été écrit sur Jéricho avant lui, il ajoute qu’il juge « inutile de le répéter, à moins de faire, comme tant d’autres, un voyage avec des Voyages. » C’est pourtant là ce qu’a fait très souvent l’auteur de l’Itinéraire ; il a grossi ses souvenirs un peu trop clairsemés avec ceux des autres ; et, après avoir fait son premier « itinéraire » sur les lieux, il a refait le second, le plus productif pour son éditeur, à travers les livres des autres. Que de fois, chez lui, j’ai vu signifie j’ai lu, quand encore il a lu exactement et qu’il n’a pas copié Paul pour Pierre, Sosistrate pour Sosipatre, longueur pour largeur, etc.

Cette méthode est peut-être discutable, mais elle a ses avantages. Elle permet de faire des découvertes à moindres frais : de découvrir les ruines de Sparte dans les Ruines de Le Roy et l’emplacement du port de Carthage dans le livre du P. Caroni. Elle permet au voyageur, qui n’a pu visiter Troie, de distinguer très nettement, du haut de son navire, les tombeaux d’Achille et de Patrocle sur le rivage troyen ; à celui qui n’a pu rester à Rhodes que le temps de dîner chez le consul, de décrire la ville en archéologue très documenté ; au pèlerin hâtif, qui a passé trois jours seulement à Jérusalem, d’écrire avec satisfaction : « J’avais tout vu à Jérusalem, je connaissais l’intérieur et l’extérieur de cette ville, et même beaucoup mieux que je ne connais le dehors et dedans de Paris. » Je le crois volontiers. Combien de fois, depuis le 10 octobre 1806, avait-il parcouru la Via dolorosa sur ses plans et dans ses livres[1] !

  1. Je laisse ici de côté un problème que je n’ai pas encore résolu, et qu’il serait pourtant capital de résoudre. Le 30 septembre 1806, Fauvel, notre consul, qui avait si cordialement accueilli à Athènes « l’aimable et illustre voyageur, » écrivait à M. de Choiseul : « M. de Chateaubriand est arrivé ici le 19 août par mer, venant d’Epidaure où il s’est embarqué après avoir traversé la Morée… Nous n’avons pas eu le temps d’aller à Marathon ni à Eleusis. » (Lettre publiée par M. Louis Hogu, dans la Revue d’Histoire littéraire de la France, septembre 1912). Faurel est un homme précis ; sa lettre, qui est écrite moins de six semaines après le passage de Chateaubriand, est toute pleine de dates et de petits faits, qui paraissent bien exacts. S’il dit vrai, Chateaubriand aurait vu Corinthe, Eleusis et Mégare comme il a vu le Meschacébé, c’est-à-dire à travers des livres. Je le croirais sans peine, si une page d’Avramiotti (ô ironie des choses ! ) ne semblait très certainement attester la présence de Chateaubriand à Eleusis. Je soumets cette difficulté aux historiens de René.