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indignation tombait,.car il y a bien un Saint-Pierre sur la route d’Argos. En 1810, au sortir d’Athènes, le voyageur, est retenu huit jours par la fièvre à Keratia ; en 1811, la fièvre le quitte au bout de trois jours ; mais, cette fois, la correction est moins innocente : ces cinq jours lui étaient nécessaires ; il faut qu’il les répartisse entre Athènes, Mégare et Corinthe, car son épopée attique, si touffue, si riche de souvenirs, de connaissances et d’excursions, se sentait un peu à l’étroit dans les quelques jours où il aurait fallu l’enfermer sans ce petit supplément providentiel.

Cette première expérience est salutaire : elle atténue les étonnemens que réserve une critique serrée de l’Itinéraire. Mais, pour se la permettre, il faut un grand courage, car il faut refaire le voyage de Chateaubriand avec lui, non seulement sur la carte, mais dans les livres, et ce voyage-là est moins malaisé, mais plus long. L’ami des Natchez, qui a une horreur instinctive de sauvage « pour ces nids à rats qu’on appelle bibliothèques, » et un mépris de gentilhomme breton pour tous les érudits, a eu cependant, de loin en loin, quelques fougueuses velléités d’érudition, qui ressemblent à des poussées de fièvre : s’il donne alors ses preuves, il les entasse par monceaux ; mais bientôt la fièvre tombe : au bout de quelques pages, le vrai Chateaubriand reparaît, qui repousse du pied textes et monumens, et remonte dans ses nuages. Le Génie et l’Essai sur les révolutions avaient déjà témoigné de cette érudition intermittente. L’Itinéraire nous offre, lui aussi, des exemples bien étranges de ce dédoublement de personnalité. La première impression du lecteur, en parcourant l’Itinéraire, est celle de Chateaubriand lui-même, quand il aperçut le Carmel : « On se sent rempli de crainte et de respect ; » respect pour tant de science, crainte de s’attaquer à un chevalier si bardé de références ; car elles pullulent sous sa plume : grands et petits auteurs, scoliastes et grammairiens anciens, voyageurs byzantins et moyenâgeux, archéologues contemporains, érudits de tout poil et de toute langue, il semble qu’il ait tout lu. « Je puis assurer, écrit-il négligemment et en manière de parenthèse, que quiconque a eu, comme moi, la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre-Sainte, les compilations rabbiniques et les passages des Anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. » Un tel homme, qui a tant lu, et qui avoue l’insuffisance de ses lectures,