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« afin, dit-il, de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l’ordre de la société et de la hiérarchie des intelligences. »

Julien non plus, constate Chateaubriand, n’avait pas une âme de pèlerin : « il n’est pas beaucoup frappé des saints lieux ; en vrai philosophe, il est sec. » « Le Calvaire, écrit Julien, est une hauteur semblable à beaucoup d’autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté… La vallée de Josaphat ressemble à un fossé de rempart. » Évidemment, ceci est plus « sec » encore que l’Itinéraire de Monsieur. Mais peut-être Julien avait-il la pudeur de sa piété et gardait-il une petite oasis sentimentale où il aimait se réfugier. Ce qu’il nous reste de ses notes nous montre un garçon rassis, précis, qui ne perd jamais le contact avec le réel et qui cherche surtout à sustenter convenablement « sa guenille. » L’aspect économique des choses le passionne ; le prix et la valeur des denrées retiennent volontiers sa méditation. Il a dû être un intendant admirable et bien surveiller la « cantine. » Grâce à ce compagnon très positif, M. de Chateaubriand a pu rêver à son aise, et voir bien des choses qui échappaient à Julien. En l’introduisant dans ses Mémoires, il a trouvé plaisant de faire sentir à son lecteur comme un même univers se reflète différemment dans des yeux différens. Mais c’était donner aux érudits de l’avenir une suggestion trop tentante.

Il existe encore aujourd’hui, l’Itinéraire de Julien, le manuscrit même que Chateaubriand a tenu dans ses mains et partiellement transcrit. De place en place, la plume hautaine et dure du maître a marqué son passage. Julien, sans façon, appelle son compagnon de route « M. de Chateaubriand. » M. de Chateaubriand, qui n’a pas seulement le sentiment de « la hiérarchie des intelligences, » mais aussi de « l’ordre de la société, » efface partout les deux derniers mots, et se fait appeler Monsieur selon le protocole. Un malicieux lettré, à qui le manuscrit de Julien avait passé par les mains, jugea que ces notes de voyage, qui avaient collaboré obscurément à la confection d’un chef-d’œuvre, n’étaient point méprisables, et les publia intégralement[1].

Il refit, en sens inverse, le travail de Chateaubriand. Celui-ci avait mis en regard de son Itinéraire des fragmens de Julien ;

  1. Itinéraire de Paris à Jérusalem, par Julien, domestique de M. de Chateaubriand, publié par Édouard Champion. 1 vol. in-8, Champion.