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espagnole ; les ornemens ordinaires de la crèche sont de satin bleu brodé en argent, » etc., etc. ; et l’inventaire continue impitoyablement. C’est avec la même indifférence qu’il dresse, quelques pages plus loin, la liste des « divers comestibles de Jérusalem » et de leur prix, et qu’il nous recopie, sans nous faire grâce d’un feuillet, son carnet de dépenses dans la ville sainte. Il a besoin de tous ces détails concrets pour se certifier à lui-même que cette si brève excursion palestinienne ne fut pas un rêve ; mais tout ce récit impersonnel, encombré de statistiques et de commentaires érudits, ne laisse voir ni émotion ni joie. Il semble que ce soit l’accomplissement d’une corvée sacrée, qu’on exécute au pas de course en n’aspirant qu’à la fin. Ce n’est point ce pèlerin pressé qui caresserait le rêve de tant d’âmes pieuses de pouvoir achever leur vie en Terre-Sainte : « Je ne connais pas, dit-il, en parlant des Franciscains de Jérusalem, de martyre comparable à celui de ces infortunés religieux. » Il ne sait pas sentir quelle douceur ce peut être pour eux de veiller au pied du Calvaire et de reposer leurs yeux sur les horizons évangéliques.

Eh quoi ! le christianisme de ce chevalier breton ne serait donc qu’une attitude, et son pèlerinage une simple parade d’acteur ? Certes non ! mais ce chrétien sincère accomplit sans plaisir ce qu’il considère comme un devoir. Il a eu et il aura encore de beaux instans d’émotion religieuse, où il éprouvera avec acuité la misère de son cœur et se tournera vers la Croix comme vers la seule puissance devant laquelle on puisse « s’humilier sans s’avilir. » Mais, cette fois, il apporte au Calvaire un cœur tout paganisé par l’amour, un cœur qui ne veut rien sacrifier de ses désirs, et qui, dans le sanctuaire des saintes douleurs, ne rêve que volupté. De là un malaise qu’il n’ose pas confesser dans son livre, mais dont il a souffert, une hâte fébrile qui veut tuer les pensées importunes à force d’agitation. Du reste, nous avons son aveu. Il a cru plus discret de le supprimer plus tard, mais Sainte-Beuve l’avait conservé et ne l’a pas laissé oublier : c’est la clef spirituelle de l’Itinéraire[1].


Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdemona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec

  1. Sur ce texte, dont on a maladroitement contesté l’authenticité, voyez la démonstration définitive de M. G. Michaut dans ses Études sur Sainte-Beuve.